Abbaye Saint-Michel

L'abbaye de Gaillac en albigeois de sa fondation à sa sécularisation du milieu du Xe siècle à l'année 1534

Plan :

 Les origines (Xe siècle)

  • La fondation par un comte de Toulouse.
  • Alleux et seigneurie.
  • La vie bénédictine.
  • Les obédiences.
  • Service de culte, d'assistance et d'instruction.
  • Les prieurés.
  • La souveraineté temporelle.
  • La sujétion à l'évêque d'Albi et au comte de Toulouse.
  • Rôle social de l'abbaye.

Vers le milieu du Xe siècle, un comte de Toulouse dont aucun texte ne révèle le nom, mais qui pourrait bien être Raimond III, surnommé Pons, décédé en 951, résolut, en expiation de ses péchés et pour le salut de son âme et de celles de ses proches, d'installer une colonie de moines bénédictins dans sa villa de Gaillac située en Albigeois, sur la rive droite du Tarn, à cinq lieues en aval d'Albi, dans une vallée large et fertile, sous un climat exceptionnellement clément. C'était déjà un gros village pourvu d'un château fort dit de l'Omou de l'Orme (Ulmus) et d'une église paroissiale dédiée au prince des apôtres un donateur de 972 lui prédisait un brillant avenir ipsam villam Galliacensem que magna nunc est vel futurum est. La comtesse Garsinde, ses cousin et neveu, les Raimond, comtes de Rouergue, le vicomte de Narbonne Matfred et sa femme Adélaïde, l'évêque d'Albi Froterius, de la maison des vicomtes d'Albi et de Nîmes, ajoutèrent à la fondation. La communauté, au bout d'un quart de siècle, se trouvait en possession, non seulement de la villa comtale de Gaillac, mais de trois alleux, Brice, Vertus et Sagnes, de plusieurs mas au Taur, du tiers des revenus de Pouzols, Orban et Corras, de l'église paroissiale de Saint-Pierre de Gaillac et de ses annexes, de celles de Brens, Montans, Falgairolles et Donnazac, enfin d'une seigneurerie temporelle qui s'étendait sur la rive droite du Tarn de Saint-Martin de Villecourtès, au lieu dit depuis la Lacrouzéterie, jusqu'en face de Montans, sur une longueur d'environ sept kilomètres. L'église abbatiale était achevée en 972, lorsque l'évêque d'Albi Froterius y consacrait l'autel. Monastère et église étaient dédiés au chef de la milice céleste, dont l'apparition sur l'îlot normand avait popularisé le culte en Gaule, dès le VIIIe siècle.

D'où venaient ces fils de saint Benoît ? Quel était leur nombre ? Quel genre de vie menaient-ils ? Comment étaient-ils organisés ? Quel fut à l'origine leur rayonnement religieux, économique, social ? Sous quelles influences choisirent-ils le patronage de l'archange saint Michel ? autant de questions auxquelles l'absence des documents ne permet de répondre que par des conjectures. Les textes contemporains, pendant plus d'un siècle, ne nous font connaître que des acquisitions territoriales et le nom du chef en 972, l'abbé Robert. Mais l'argument d'analogie nous peut venir en aide, ainsi que les témoignages d'âge tardif, révélant l'état antérieur.

La règle bénédictine voulait que les fondations nouvelles fussent inaugurées avec douze moines, conduits par un prieur ou abbé treize au total. C'est ainsi qu'avait été fondé vers 819, au temps de Louis le Pieux, par un essaim émigré d'Aniane, le monastère de Saint-Benoît de Bellecelle, appelé peu après Saint-Benoît de Castres. Peut-être les pionniers de Gaillac venaient-ils de Castres, ou de Sorèze, ou de Moissac. Nous ne le saurons jamais au juste. Vêtus de robes noires ou blanches, la tête entièrement rasée sauf la couronne, couchant en commun dans un dortoir, se nourrissant de laitages, de poissons et de légumes, jeûnant à l'Avent et au Carême, chantant ou psalmodiant les heures de jour et de nuit dans leur église, travaillant de leurs mains en cultivateurs et artisans, ils traversaient la vie temporelle en silence, attentifs aux choses de l'éternité. C'était une vie heureuse, consolée par un amour intense et supérieur. Ces religieux se donnaient entre eux le nom de frère et réservaient à leur chef celui d'abbé ou père. L'égalité chrétienne qui régnait entre eux n'excluait pas une rigoureuse obéissance. L'abbé, qui était élu à vie, partageait ses responsabilités avec deux auxiliaires qu'il choisissait seul le prieur claustral, qui avait la charge du spirituel et de la discipline ; le cellérier, de qui relevait le gouvernement temporel. Les employés subalternes étaient le portier, qui contrôlait les entrées et sorties ; le réfectorier, dont la fonction s'entend d'elle-même le sacristain ou trésorier, à qui revenait l'entretien des autels ; l'ouvrier ou maître d'œuvre, qui dirigeait les réparations et constructions et, en raison des compétences requises, n'était pas toujours un moine ; l'infirmier, préposé au soin des malades du monastère, pour lequel un bâtiment spécial dit « l'infirmerie » était aménagé ; enfin les religieux chargés de la formation des jeunes, maître des novices, écolâtre ou cabiscol, ce dernier enseignant la lecture, le chant, l'écriture, non seulement aux oblats du monastère, mais à quelques enfants du dehors avides d'instruction.

Par là et par la copie des manuscrits, des livres de chœur et même des textes profanes, les moines préservaient quelques lumières du souffle de barbarie qui menaçait alors l'occident, et préparaient obscurément un renouveau intellectuel. C'est à l'abbaye que l'on conservait le secret des vieux grimoires et peut-être de ce latin invraisemblable, brouillé avec le syntaxe comme avec le lexique, dont les actes notariés nous livrent de si curieux spécimens.

Au demeurant, le monastère suppléait à l'insuffisance des auberges et des hospices. Pour le service des passants, des mendiants sans gîte et sans pain, elle entretenait une aumônerie ; pour les voyageurs de marque, elle avait une hôtellerie l'un et l'autre bâtiment situés hors de la cloture. L'aumônier et l'hôtelier étaient toujours des frères et, au demeurant, des personnages importants, appelés à le devenir de plus en plus.

Culte, instruction, assistance, les moines rendirent, en outre, aux populations des alentours des services d'ordre économique. Propriétaires exploitants, ils introduisirent en agriculture des méthodes progressistes. Ils ne furent pas des pionniers dans le Gaillacois le sol était défriché bien avant eux. Mais, plus instruits, mieux organisés, disposant de plus d'avances et de numéraire que leurs voisins, ils furent, sans doute, les agents les plus énergiques de cette prospérité matérielle qui s'avère dans les documents d'âge postérieur.

Notons, enfin, que les religieux avaient assumé la charge spirituelle de toute la région. L'évêque d'Albi avait été fort satisfait de trouver de tels auxiliaires pour exercer la cure des âmes. Les paroisses de Saint-Pierre et de Donnazac sur la rive droite du Tarn, de Brens et de Montans sur la rive gauche, formaient des circonscriptions de plaine, débordant vers les collines du nord sur un rayon variant d'une à deux lieues. Les moines étaient pour la plupart des laïcs. Saint Benoît, pour des raisons de discipline, n'avait pas voulu que leurs rangs s'ouvrissent à de nombreux frères revêtus de la dignité sacerdotale. Pour desservir les paroisses, force leur fut ou de faire appel à des prêtres, oblats du monastère, ou de faire ordonner quelques-uns des leurs. L'institution des prieurés-cures se généralisa par la suite. L'abbé députa dans chaque paroisse importante un groupe de trois ou quatre religieux dont le chef, dit prieur, était prêtre, lui tout au moins, et exerçait le ministère pastoral.

D'autres prieurés ne furent que des centres d'exploitation agricole le prieur présidait aux travaux, à la fois des moines et des mercenaires. Une chapelle s'ouvrait généralement à leurs exercices spirituels. Le nombre des prieurés atteignait la douzaine au XIIIe siècle, ce qui suppose un personnel quatre ou cinq fois supérieur. L'histoire ne nous a pas laissé de statistique avant la fin du XVIe siècle, époque de disette, d'appauvrissement général, de réduction des feux. Or, en 1382, le nombre des moines était encore de vingt-cinq. Il avait été, sans doute, au moins deux fois plus élevé.

L'abbé avait donc la situation d'un archiprêtre sans en avoir le titre. Dans l'ordre temporel, il avait la seigneurie de Gaillac et de sa banlieue. C'était une bande de territoire qu'il s'était engagé à défendre, à organiser politiquement, à pacifier. Grâce à l'immunité territoriale, il en pouvait interdire l'entrée à tout étranger, fût-il fonctionnaire du comte de Toulouse ou du vicomte d'Albi. Le comte, en aliénant une portion de son domaine pour la constituer en fief, s'était réservé, mais à lui seul, le droit d'y pénétrer avec sa suite en suzerain et d'y recevoir l'albergue. Au seigneur abbé incombait la charge d'armer le château de l'Om, sa forteresse, d'entourer de fossés et de murs les bâtiments du monastère et sans doute aussi l'agglomération formée autour de Saint-Pierre, d'assurer la défense du fief en cas d'agression, voire de diriger des expéditions militaires contre un voisin injuste ou insolent. L'abbé avait donc sa police, ses gardes champêtres, sa gendarmerie. Son tribunal rendait des arrêts de justice haute, moyenne et basse il avait ses prisons et ses fourches patibulaires. De son banc, les défaillants ou succombants avaient recours à celui du comte. Enfin, il imposait des tailles et des corvées pour le bien public, prestations en argent et en nature, service de l'ost car, nul état, si petit fût-il, n'a pu simplement vivre sans un trésor et sans une force armée. L'abbé de Gaillac se trouvait ainsi dans une situation analogue à celle de l'évêque d'Albi il était à la fois prêtre et soldat. Il aurait pu joindre l'épée à la crosse dans ses insignes il se contentait de la crosse. Mais elle était pastorale en deux sens, au spirituel et au temporel.

L'abbé prenait donc place dans la hiérarchie ecclésiastique et féodale. Au spirituel, il relevait de l'évêque d'Albi, auquel le droit canton reconnaissait le droit de contrôler et juger son élection, de lui donner la bénédiction abbatiale et de recevoir son serment de fidélité, respect et obéissance, enfin même de visiter le monastère et d'y corriger ce qu'il y avait de répréhensible. Au Xe siècle, l'abbaye Saint-Michel n'était pas exempte, et partant n'était guère moins assujettie à l'autorité de l'Ordinaire qu'une paroisse ou une communauté moderne de moniales. Au surplus, administrateur suprême des paroisses dépendantes de l'abbaye, l'abbé était tenu de paraître au synode diocésain et de fournir la procuration lors des tournées pastorales. Au temporel, il reconnaissait la suzeraineté immédiate du comte de Toulouse. Il lui devait le serment de foi et hommage, ainsi que tous les autres services d'un vassal. Il n'est pas sûr que le noble comte ne se soit pas réservé quelque part sur sa promotion, comme aussi sur sa succession mobilière. Les droits de commise, de régale, de dépouille, sont antérieurs à notre époque. Mais les textes sont muets sur l'usage qui en pût être fait. Au sommet de la hiérarchie, lointain sinon ignoré, régnait le Capétien dont Gaillac n'était qu'un arrière-fief. L'abbé de Gaillac, si l'on juge de lui par son voisin, l'abbé de Vieux, dut, comme lui, à la même époque, organiser sa seigneurie en sauveté, c'est-à-dire faire reconnaître par les seigneurs des pays son droit à accueillir, affranchir et garder au nombre de ses sujets tout serf, fût-il coupable, qui cherchait un refuge dans son dex. C'était d'ailleurs une conséquence de l'immunité. Ces asiles ecclésiastiques ou monastiques travaillaient énergiquement à l'émancipation des humbles. Il faisait bon vivre sous la crosse. Pour l'ouvrier, le commandement était moins sec ; pour l'indigent, s'ouvrait l'aumônerie, et pour l'aspirant à la cléricature la classe du frère écolier ; à l'opprimé, l'abbé offrait sa justice éclairée et impartiale, à la veuve et à l'orphelin sa protection efficace ; au pécheur repenti la communauté prêchait l'exemple de la pénitence, et au dévot procurait l'aliment de la psalmodie diurne et nocturne ; aux illettrés et aux petits, les murs de l'église présentaient une vision d'art et de piété qui ravissait plus tard le cœur de l'humble mère de Villon

Femme je suis, pauvrette et ancienne,
Qui rien ne sais, oncques lettres ne lus ;
Du Moustier vois, dont je luis paroissienne,
Paradis peint où sont harpes et luths,
Et un enfer où damnés sont bouillus
L'un me fait peur, l'autre joie et liesse.

On ne saurait trop priser les avantages de tout ordre que les Gaillacois purent retirer de leur contact séculaire avec les moines. Saint-Michel attirait les meilleurs d'entre eux et les consacrait par le célibat au service d'autrui. Ainsi l'élite vivait pour la masse la part du mal était diminuée, et celle du bien accrue. Le moûtier était un foyer spirituel d'où rayonnaient sur la ville et sa banlieue la justice, la piété, le savoir, l'humanité, l'ascétisme. Il était le Christ lui-même vivant mystiquement au milieu des siens.

L'affiliation à Saint-Robert de La Chaise-Dieu en Auvergne (1079)

  • L'abbatiat aux mains des laïques la simonie.
  • Saint-Robert de la Chaise-Dieu.
  • Les résolutions du concile de Toulouse (1079).
  • Les conditions de l'affiliation.
  • Ses bienfaits.
  • Prospérité spirituelle et temporelle reconstruction d'églises.
  • Le prieuré des moniales de Sainte-Julite à Longueville.

L'abbaye Saint-Michel subit, comme toutes les autres institutions ecclésiastiques et monastiques du diocèse, le contre-coup désastreux des usurpations féodales. Nous n'en avons pour témoignage que son union de force à une abbaye étrangère, libre et fervente, en 1079. C'est une preuve indirecte, mais péremptoire. Le comte de Toulouse, son fondateur et bienfaiteur, suzerain du fief, en était le patron et défenseur. A ce titre, il avait sa part dans le choix de l'abbé, et sa voix devait être prépondérante. Nous savons aussi positivement que les notables de Gaillac agréaient leur seigneur-abbé et pouvaient exclure un candidat indésirable. L'élection du chef avait donc échappé aux moines dès le XIe siècle et était tombée aux mains des laïcs. L'abbé de Gaillac, comme l'évêque d'Albi, était élu clero et populo. Le populus, c'était ici les nobles, grands et petits, et les bourgeois.

On sait, par ailleurs, l'usage que faisaient alors les grands des bénéfices dont ils étaient les avoués, en fait les détenteurs. Ils tiraient profit de leur collation ; au vrai, il les vendaient aux plus offrants. Les clercs ou moines acquéreurs étaient dans l'occurrence taxés de simoniaques par les adeptes de la réforme. Les comtes de Toulouse qui, depuis le second tiers du XIe siècle, constituaient l'évêché d'Albi en douaire à leur épouse, ou le cédaient en expectative moyennant finance à un laïque, ambitieux de la mitre, ne devaient pas ménager davantage la « liberté » du monastère de Gaillac. Si quelque nom d'abbé de cette triste époque avait survécu, nous y reconnaîtrions sans doute des cadets de familles féodales de la région. Parmi les moines aussi nous retrouverions, si nous étions mieux renseignés, les créatures des patron et dynastes régionaux, comte de Toulouse, vicomtes d'Albi et de Lautrec.

Les suites funestes de ce trafic des dignités et de ce recrutement sans discernement du personnel monastique nous sont révélées par quantité de textes contemporains les biens des abbayes, inféodés aux laïques, s'évadant de la mense commune, les bâtiments claustraux abandonnés à la ruine, la vie de communauté rendue malaisée ou même impraticable, les mauvaises mœurs gagnant odieusement des hommes voués par profession à l'idéal et privés des moyens normaux d'y conformer leurs actes, le service de dieu et des âmes négligé, un matérialisme grossier envahissant la société entière, clercs, moines et fidèles. Moins d'un siècle après sa fondation, l'abbaye Saint-Michel était en pleine décadence.

Le salut vint du dehors. Le mouvement réformateur qui s'incarne dans le moine Hildebrand, le pape Grégoire VII depuis 1073, régénère l'Église en l'arrachant aux étreintes de la féodalité. Les seigneurs furent sommés de renoncer à leurs prétendus droits sur les nominations ecclésiastiques. L'excommunication, au besoin, leur fit lâcher prise. Les Églises redevinrent sous peu sui juris. Pour les monastères la libération prit la forme d'un assujettissement à une abbaye réformée. Du joug d'un laïque, ils passèrent sous la houlette d'un abbé général, qui s'engagea à les régénérer. La plupart des établissements monastiques de l'Albigeois et de la région tarnaise furent rattachés par leurs possesseurs temporels au grand chef d'ordre provençal, Saint-Victor de Marseille ainsi les abbayes de Castres et de Sorèze, les prieurés conventuels d'Ambialet et de Lagrave. Pour d'autres, la lumière brilla du septentrion. Vieux s'unit à Saint-Géraud d'Aurillac, Lavaur et Le Ségur à Cluny par Saint-Pons de Thomières et Moissac, Vielmur à Notre-Dame du Puy, Gaillac à La Chaise-Dieu. Cette dernière abbaye avait surgi en 1047, à l'altitude de mille mètres, sur un plateau d'Auvergne dans l'isolement d'une forêt de conifères, sous l'impulsion d'un prêtre séculier de la contrée, Robert, vénéré comme un saint après sa mort et dont le nom resta attaché au monastère. Le fondateur avait groupé autour de lui jusqu'à trois cents disciples, et la régularité qu'il fit fleurir parmi eux jouit d'un immense prestige jusqu'en Languedoc.

C'est au concile de Toulouse, assemblé en 1079, sur l'ordre de Grégoire VII, en vue de mettre en vigueur dans la région les principes de la réforme, que paraît s'être décidé le sort de l'abbaye Saint-Michel. Les moines, gagnés par le mouvement devenu irrésistible, avaient espéré choisir eux-mêmes leur chef suprême, et, guidés par l'exemple de Moissac, s'étaient prononcés pour le plus célèbre des chefs d'ordre, Cluny. Assistés par le saint évêque de Toulouse, ancien abbé de Moissac, Durant, ils entrèrent dans la famille clunisienne, et, au concile même de Toulouse, élurent pour abbé un certain Bernard, qui était sans doute un profès de Moissac. Mais le populus de Gaillac, nobles et bourgeois, ne l'accepta point, parce que son droit traditionnel de participation à l'élection du seigneur-abbé avait été méconnu, et il acclama un moine de Castres. Celui-ci reçut l'investiture du comte de Toulouse et de l'évêque d'Albi, et, à leur instigation, unit le monastère à l'abbaye de La Chaise-Dieu. Vainement, les religieux invoquèrent-ils les accords antérieurs avec Cluny. Le pape Grégoire VII confirma l'affiliation au chef d'ordre auvergnat par bulle de 1080. Cluny se résigna.

Pourquoi le comte Guillaume IV pencha-t-il en faveur de la Chaise-Dieu ? Peut-être pour des raisons de préférence personnelle. Son successeur et fils, Raimond de Saint-Gilles, eut pour saint Robert une dévotion qu'il pouvait bien avoir héritée de son père. Il fit un pèlerinage au tombeau du saint, lui rendit hommage pour son comté, emporta à la Croisade en Terre-Sainte son bâton pastoral comme relique, et nomma au siège épiscopal de Tripoli, capitale de son nouveau comté syrien, un moine de son abbaye. Que le père ait donné au fils l'exemple de ce pieux attachement, ce fait le prouverait qu'en la même année 1079 il assujettit à Saint-Robert ses deux premières filles, les abbayes dont il disposait Saint-Théodard de Montauban et Saint-Michel de Gaillac, et le constitua ainsi en chef d'ordre.

Il était nécessaire que l'évêque d'Albi donnât son agrément à l'union, car son siège se trouvait par elle dépouillé de sa juridiction exclusive sur le monastère. L'exemption prochaine, escomptée par La Chaise-Dieu dès Léon IX, obtenue d'Urbain II, le 18 août 1095, au siège même de la congrégation et s'étendant à tous ses membres, la lui ferait perdre tout entière. Mais Guillaume Le Poitevin, élu par le concile de Toulouse en remplacement du simoniaque Frotard, déposé, n'avait rien à refuser au mouvement réformateur. Il semble bien que ces divers changements firent partie d'un plan d'ensemble, exécuté au concile par les légats pontificaux, et que Grégoire VII n'eut qu'à les sanctionner.

Saint-Michel vit donc arriver une escouade de moines auvergnats, chargés d'acclimater dans la communauté les statuts de La Chaise-Dieu, interprétations de la règle de Saint-Benoît. Les religieux réfractaires à la réforme, s'il y en eut, furent tenus à l'écart jusqu'à extinction, et les rebelles châtiés ou expulsés. Désormais, tout abbé de Saint-Michel serait élu par les commissaires de ses futurs sujets, à La Chaise-Dieu, sous la présidence de l'archi-abbé qui le confirmerait et recevrait son serment d'obéissance. Il serait choisi obligatoirement parmi les profès de l'abbaye mère. Tous les ans, à date fixé, il s'y rendrait encore pour prendre part au chapitre général et recevoir les « définitions » arrêtées en commun. Il acquitterait alors un cens minime en signe de sujétion, applicable à la réparation des bâtiments d'icelle maison. Chaque année aussi, l'abbaye Saint-Michel recevrait la visite canonique de son supérieur lointain qui constaterait les progrès de l'observance et corrigerait les abus. Au décès de l'archi-abbé, l'abbé de Gaillac participerait à l'élection de son successeur, s'il arrivait à temps, c'est-à-dire dans le délai de neuf jours. Tout novice de Gaillac ferait profession à La Chaise-Dieu et y recevrait la bénédiction monastique. Il reconnaîtrait ainsi par un acte personnel la juridiction de la maison-mère et recevrait d'elle le dignus es intrare. Il se sentirait désormais son enfant. Le chef de l'ordre affirmait son droit de le retenir, à son gré, indéfiniment auprès de lui, et inversement de peupler Gaillac de sujets étrangers, jusqu'à concurrence des places disponibles. Sauf l'unité du noviciat et la promotion d'office du prieur, on voit que la situation d'une abbaye sujette différait peu de celle d'un prieuré conventuel immédiatement dépendant. Cette centralisation préludait à celle des congrégations modernes.

L'entrée de l'abbaye Saint-Michel dans une congrégation générale la tira d'un particularisme trop étroit et la mit en contact permanent, non seulement avec la maison-mère, mais encore avec les autres filleules, ses sœurs. Les échanges spirituels qui en résultèrent ne pouvaient être que bienfaisants. La Chaise-Dieu attira dans son orbite une dizaine d'autres abbayes, sans compter nombre de prieurés conventuels. Les abbés qui se rencontraient au chapitre général ne venaient pas seulement du comté de Toulouse (Montauban), d'Auvergne (Montferrand), de Périgord (Brantôme), mais des terres d'Empire (Vienne en Dauphiné, Favernay en Franche-Comté, Valdieu au diocèse de Bâle), de Castille (Saint-Jean de Burgos), et de Lombardie (Saint-Marin de Pavie, Frassinoro au diocèse de Modène, Saint-Sixte au diocèse de Plaisance). L'horizon des Gaillacois en était amplifié. Ils avaient vue sur la vaste chrétienté occidentale. Des liens de fraternité active les unissaient à des hommes de nationalité diverse pour le plus grand bien de chacun.

Nul chroniqueur ne s'est plu à conter l'élan de renouveau qui fut imprimé par La Chaise-Dieu aux moines de Gaillac. Mais deux témoignages indirects déposent en faveur de leur régénération spirituelle, de leur zèle apostolique, de leur accroissement numérique et de leur prospérité matérielle d'abord la multiplication de leurs prieurés-cures, puis la reconstruction de leurs églises et monastères.

C'est de la fin du XIe siècle que date l'agrandissement spirituel et temporel du domaine de l'abbaye. Des seigneurs laïques leur remirent maintes paroisses avec leurs dîmes et prémices, usurpées par eux à l'âge antérieur. C'est alors que furent établis les onze prieurés, dont les plus importants furent Cestayrols et Salvagnac dans le Gaillacois et Lescure près d'Albi, tous trois dédiés à leur patron saint Michel. Signalons aussi Saint-Sauveur-sur-le-Tarn à leurs portes, Sainte-Supérie près Montans, et, sur le Viaur, la paroisse de Pont-de-Cirou. Les moines créèrent à Gaillac même, dont la population ne cessait de s'accroître, une nouvelle paroisse, dont le centre fut la chapelle Notre-Dame, dans leur église abbatiale, et dont les annexes rurales furent Saint-Jean de Tartage, Sainte-Cécile d'Avès, Saint-Laurent de Pompirac et Saint-Martin de Villecourtès. Par contre, ils durent céder, au XIIe, siècle, la paroisse Saint-Pierre de Gaillac à la Commanderie de l'hôpital Saint-André, fondée tout à côté par un comte de Toulouse. La seigneurie temporelle de Montels avec juridiction haute et basse leur fut donnée sur les coteaux voisins, comme compensation de celle de Gaillac qui commençait à leur échapper.

Ils s'adonnèrent donc de plus en plus au ministère pastoral. Le nombre des prêtres s'accrut parmi eux. Des presbytères s'ouvrirent qui étaient de petits couvents, soumis à la régularité. Ils se faisaient d'ailleurs aider par des prêtres séculiers qui étaient de leur familia, qu'ils avaient élevés et instruits eux-mêmes et qui recevaient le nom de donats. Au tournant du XVIe siècle, la cure des âmes ne sera plus guère exercée que par des séculiers. Enfin, à côté des frères lais, ils admettaient des donats laïques, artisans ou rentiers, quelques-uns reçus avec dot, qui n'avaient pas fait vœu de pauvreté et pouvaient, à la rigueur, retourner au siècle. Cette organisation paraît avoir atteint son apogée au milieu du XIIIe siècle.

Les paroisses leur avaient été données avec leurs revenus, à charge pour eux de les restaurer, et, au besoin, de construire les églises. Ils n'y manquèrent pas. Ici et là, ils firent beau et grand. Ils apportèrent tous leurs soins à l'église Saint-Michel, à Lescure, fief pontifical situé à une lieue en amont d'Albi. Le monument subsiste. Il prime en valeur artistique toutes les autres églises romanes de l'Albigeois Ambialet, Roumanou, Les Planques. Burlats, qui était de dimensions supérieures, n'est qu'une ruine. Lescure a deux bas-côtés et un transept. La nef seule se termine par une abside. Les voûtes font actuellement défaut. Ce qui fait l'exceptionnel mérite de l'édifice, c'est sa décoration. Plusieurs grands chapiteaux de l'intérieur sont d'une exécution très soignée. Quant au portail, ouvert au XIIe siècle, dans l'épaisseur d'un avant-corps, avec les palmettes et les damiers de son archivolte, avec les chapiteaux de ses piédroits dont les sujets s'apparentent à ceux de Saint-Sernin de Toulouse (porte des comtes), c'est un pur chef-d'œuvre du roman languedocien.

C'est aussi du XIIe siècle que datent les parties les plus anciennes de l'église de l'abbaye, à Gaillac même. La basilique, où l'évêque Froterius consacrait un autel en 972, avait fait son temps. On recommença l'édifice par le chœur. On projetait une nef, flanquée de collatéraux, un transept, un chevet avec déambulatoire sur lequel s'ouvriraient trois absidioles. Le chœur seul fut achevé dans ce style où la croisée d'ogive fait son apparition, de conserve avec l'arc brisé. Dans l'ensemble toutefois les formes romanes ont été maintenues. On sait que dans l'Albigeois elles ont survécu jusqu'au dernier tiers du XIIIe siècle. Il y eut un point d'arrêt dans la reconstruction. Quand on la reprit en 1271, près d'un siècle plus tard, le style gothique, importé du Nord, était à la mode. Il présentait d'ailleurs une technique supérieure et permettait de couvrir une plus vaste superficie à moindres frais. Le Languedoc, en effet, avait adopté la nef unique dont les voûtes sont contreboutéés par d'énormes culées. Les moines, abattant l'antique nef pré-romane, adjoignirent un large vaisseau gothique au chœur roman, à l'époque même où Bernard de Castanet posait la première pierre de la belle cathédrale d'Albi. Ils sacrifiaient l'unité architecturale à la commodité et à l'économie. L'esthétique en devait souffrir. La nef fut livrée au culte avant les malheurs de la guerre de Cent ans. Mais c'est à la fin du XVIe siècle, sous l'abbatiat de Roger de Latour († 1393), lorsque la paix fut momentanément rendue au pays, que s'élevèrent peut-être les deux dernières travées sur la facade, et sûrement les deux chapelles dites autrefois du Scapulaire et du Saint-Sépulcre. C'était la partie de l'édifice spécialement réservée au service paroissial.

Quant au monastère, dont les puissantes substructions surplombent encore la rivière, encadrant les caves, le réfectoire, la cuisine et autres salles pourvues de grandes cheminées, il y a tout lieu de croire qu'il est contemporain des plus anciennes parties de l'église, s'il ne leur est pas antérieur.

Enfin, la ferveur religieuse de l'abbaye se manifeste par la fondation, hors des murs de la ville, à l'ouest et sur le Tarn, d'un monastère de moniales de Sainte-Julitte. Gaillac n'avait aucun asile pour les jeunes filles qui désiraient se consacrer à Dieu par les vœux religieux et vivre en commun, dans la prière et la réclusion, sous la règle de saint Benoît. Un abbé de Saint-Michel, probablement Dom Robert, en 1172, combla cette lacune. Il groupa quelques novices sur une terre de l'abbaye, donnée en 972 par le comte de Rouergue, Raimond, et qui portait alors le nom de Falgairoles, plus tard de Falgairas et de Longueville. Des pans de mur s'aperçoivent encore. La chapelle était desservie par les moines, peut-être par le prieur tout voisin de Saint-Sauveur. Le prieuré restait propriété de l'abbaye, et la supérieure, abbesse ou prieure, était instituée canoniquement par l'abbé. L'ascétère se peupla rapidement et compta jusqu'à vingt nonnains. Des donations et legs lui vinrent, notamment du comte Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis, en 1268, et du puissant seigneur Sicard Alaman, en 1275. Les pauvres filles, isolées dans la campagne, se trouvaient exposées aux entreprises des violents. La guerre de Cent ans et les troubles religieux du XVIe siècle leur furent deux fois fatales mais elles se relevèrent.

Ainsi, à une heure de chemin les uns des autres, fils et filles de saint Benoît, issus des familles du terroir, chantaient, de jour et de nuit, l'office divin, et entretenaient dans le cloître les pures traditions du renoncement chrétien.

La séparation avec La Chaise-Dieu et la perte de l'exemption (1304-1322)

  • L'opulence de Saint-Michel au XIIIe siècle : le nombre de ses ressortissants.
  • Affaiblissement de la seigneurie temporelle le paréage.
  • Conflit entre l'évêque d'Albi et l'abbé de La Chaise-Dieu au sujet de l'exemption de Saint-Michel de Gaillac.
  • Le compromis financier de 1304.
  • La transaction du cardinal Pilfort de Rabastens en 1322.

A l'issue de la guerre des Albigeois, qui eut pour conséquence immédiate ou lointaine la réunion de tout le comté de Toulouse au domaine de la Couronne (1229 et 1271), l'abbaye, à la faveur de la paix, atteignit l'apogée de sa puissance économique. C'est alors qu'elle distribua méthodiquement ses alleux, fiefs, censives, dîmaires et paroisses entre ses onze prieurés ou centres d'exploitation. Quatre sont dédiés à saint Michel, son patron Lescure, Salvagnac. Cestayrols et Montmirail ; deux au fondateur de La Chaise-Dieu, son chef d'ordre Saint-Robert de Rives, paroisse de Saint-Cirgue, près Lavaur, et Saint-Robert des Filles, près Rabastens. Les cinq autres sont Saint-Sauveur près Gaillac, Sainte-Supérie de Montans, Tersses, La Bégonie, Les Carcieux. La plupart sont des prieurés-cures, les autres de simples dîmaires ou des domaines ruraux. Ajoutons le faire-valoir direct de l'abbaye qui passe en importance les autres groupes d'exploitation, et le prieuré de Longueville dont l'usufruit est abandonné aux moniales.

Outre le personnel religieux du couvent, comprenant les officiers, les prieurs, les simples profès, les donats et les frères convers, la familia ou domesticité de l'abbaye englobe deux catégories de personnes, sur lesquelles l'abbé exerce sa juridiction exclusive, spirituelle et temporelle, haute et basse. Ce sont d'abord des clercs séculiers, auxiliaires des prieurs dans l'administration des paroisses, et puis des employés laïques parmi lesquels sont énumérés, dans un acte de 1231, les plus considérables, à savoir les collecteurs de dîmes en nature, les patrons de bateaux, les directeurs de moulins et les jardiniers. On voit par là que l'abbaye se charge elle-même de la mouture de ses grains et possède une batellerie sur le Tarn pour l'exportation de ses vins et, de ses céréales. A ce personnel directeur s'ajoutent les ouvriers agricoles, les viticulteurs ; les grangers, les pasteurs, etc.

Nous ne possédons pas la statistique précise du personnel de la communauté à cette époque, mais nous savons qu'en 1348, le pape Clément VI s'engageait à ne pas lui imposer plus de trente religieux profès. Les donats et les frères lais étaient en surnombre. Il résulte d'une enquête de 1280 que l'abbaye consommait annuellement neuf cents setiers de blé, le setier pesant environ cent kilogrammes. A compter trois setiers par homme et par an, on arriverait au chiffre de trois cents personnes à la charge du monastère. Cette approximation donne la mesure de son opulence.

Il restait d'ailleurs un actif disponible que le seigneur-abbé employait, soit à la défense militaire de la ville, voire à la guerre privée, soit à des travaux d'utilité publique, tels que la construction d'un pont sur le Tarn, et, à dater de 1271, à l'achèvement de l'église et du couvent, comme à d'autres constructions ou réparations d'édifices cultuels dans la campagne.

Au moment où l'abbaye atteignait le faîte de sa prospérité matérielle, elle perdit successivement sa puissance politique effective et le gage de son indépendance spirituelle, l'affiliation à Saint-Robert de La Chaise-Dieu et l'exemption de la juridiction de l'Ordinaire qui en était le corollaire.

En ce qui regarde la seigneurie, signalons, sans plus, que l'abbé Robert, vers 1170, gêné par les usurpations des châtelains du voisinage, abandonna à son suzerain et protecteur, le comte Raymond V de Toulouse, la moitié du domaine utile et toute l'administration temporelle du fief, « afin, disait-il, d'avoir plus de temps à consacrer aux affaires religieuses du monastère ». Le roi Philippe III, héritier du comté, racheta, en 1285, à l'abbé Pierre, moyennant une rente de dix setiers de blé et de cent sous tournois, le serment d'hommage qu'il lui devait comme au seigneur dominant. L'abbé s'intitulerait désormais « abbé par la miséricorde divine, seigneur en paréage avec le roi de la ville et juridiction de Gaillac, ». Il garderait les titres honorifiques de la seigneurie, les serments des fonctionnaires royaux et des consuls mais c'est le souverain qui nommerait le baile de Gaillac, devenu le chef de la judicature d'Albigeois, subordonné immédiat du sénéchal de Toulouse. Gaillac est une ville royale et s'en flatte. L'abbé n'est seigneur en seul que dans la baronnie minuscule et toute voisine de Montels.

La perte de l'autonomie spirituelle fut presque simultanée. Elle fut l'enjeu d'une longue bataille engagée avec l'Ordinaire et sur la-quelle nous sommes assez amplement renseignés .

  1. Gaillac, le 9 des calendes de décembre 1370. Acte par lequel l'abbé et le convent de Gaillac reconnaissent l'abbé de La Chaise-Dieu pour leur supérieur au spirituel et au temporel, et que, venant la vacance de leur abbaye, ils sont obliges d'aller à La Chaise-Dieu pour demander un profès de la congrégation pour leur abbé.
  2. Gaillac, le 8 des calendes de décembre 1370. L'abbé de La Chaise-Dieu, Albert de la Molette, et l'abbé de Gaillac, Bernard de Riom, s'accordent pour confier au Souverain Pontife la solution d'un conflit qui avait surgi entre eux au sujet de la juridiction exercée par l'abbaye de La Chaise-Dieu sur celle de Gaillac.
  3. Gaillac, le 4 des calendes de juin 1276. Procuration donnée par les moines de Gaillac à quatre d'entre eux pour procéder à La Chaise-Dieu par compromission à l'élection de leur abbé, le siège étant vacant par décès de Bernard de Riom.
  4. Cadalen, le 3 des calendes de juin 1277. Défense faite de la part de Bernard de Castanet, évêque d'Albi, aux religieux de l'abbaye de Gaillac vacante de reconnaître aucun abbé s'il n'a obtenu au préalable la confirmation du dit évêque, les religieux n'ayant pu produire de diplôme d'exemption.
  5. Albi, le 5 des ides de février 1277/1278. Publication de l'excommunication épiscopale encourue par Pierre de Gaillac, se disant abbé de Gaillac, élu à la Chaise-Dieu, et par les religieux et autres qui lui obéissent, quoiqu'il n'ait pas obtenu la confirmation de l'Ordinaire.
  6. La Chaise-Dieu, le 5 des calendes d'avril 1278. Lettre de l'abbé de La Chaise-Dieu, Albert de la Molette, à l'abbé de Gaillac, Pierre, par laquelle il lui mande, sous peine d'excommunication, de ne faire aucun traité avec l'évêque d'Albi et de ne point recevoir sa confirmation pour raison de son abbaye.
  7. La Chaise-Dieu, le 5 des calendes d'avril 1278. Serment prêté par l'abbé Pierre de Gaillac de ne faire aucun traité avec l'évêque d'Albi, qui puisse préjudicier aux droits de l'abbé de La Chaise-Dieu sur Gaillac.
  8. Gaillac, aux calendes de juillet 1280. Procès-verbal de la visite faite par Albert de la Molette, abbé de La Chaise-Dieu, à l'abbaye de Gaillac, Pierre étant abbé du dit lieu.
  9. Gaillac, le 18 des calendes de janvier 1289. Présentation par Pierre, abbé de Gaillac, à Bernard de Castanet, évêque d'Albi, du clerc séculier Pierre Alaman, comme recteur de la chapelle paroissiale instituée dans l'église Saint-Michel de Gaillac, à l'effet de lui obtenir la confirmation et institution canonique.

Jusqu'à l'épiscopat de Guilhem Peyre, le siège d'Albi avait comble l'abbaye, comme les autres corps exempts du diocèse, en lui unissant maintes paroisses. A dater de l'avènement de l'évêque Durant, en 1228, il mit tous ses soins à reconstituer l'unité administrative du diocèse en faisant restituer aux laïques les dîmes inféodées, aux abbayes et chapitres nombre de cures aliénées, en imposant à tous la reconnaissance des droits épiscopaux, notamment les droits de synodes et de procuration. Il faut entendre par là que tous les desservants des paroisses seront tenus désormais de paraître au synode annuel, au chef-lieu du diocèse, d'y apporter le modeste tribut de cinq sols, dit synodaticum, et d'héberger l'évêque et l'archidiacre lors des tournées pastorales. Le siège d'Albi vise même à briser les liens de dépendance qui unissent les monastères aux chefs d'ordre étrangers et à reconquérir les droits de juridiction spirituelle, impliquant la visite et la correction, qu'il avait sur eux avant l'octroi par la papauté du privilège de l'exemption.

Un incident fâcheux rompit l'harmonie traditionnelle qui régnait entre l'abbaye de Gaillac et le chef du diocèse. L'abbé Arnaud joignit les forces de sa seigneurie à celles des prévôts de Saint-Salvy d'Albi et de Vieux dans une querelle avec l'évêque Bernard de Combret. Les rebelles furent battus à une lieue d'Albi. Les sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne imposèrent la paix (1259). Mais l'évêché n'oublia pas l'injure et résolut de briser l'arrogance de l'abbé trop indépendant.

Une première tentative échoua. L'abbé Bernard de Riom étant décédé au printemps de 1276, les moines expédièrent quatre procureurs à La Chaise-Dieu pour procéder, par compromission, à l'élection de son successeur. Le nouvel évêque d'Albi, l'illustre Bernard de Castanet, futur inquisiteur de la foi, un homme énergique, cassant, canoniste distingué, somma les religieux de produire leur privilège d'exemption, faute de quoi l'élection serait déclarée invalide ; si les moines recevaient le nouvel élu, ils seraient excommuniés tous ipso facto, et les fermiers de l'abbaye libérés de leurs dettes, s'exposant aux mêmes censures s'ils s'en acquittaient. Les compromissaires, conscients de leurs droits, élurent l'un d'entre eux, Pierre, prieur de Salvagnac, et l'abbé de La Chaise-Dieu fit jurer au nouveau dignitaire, après l'avoir confirmé, qu'il ne ferait pas de paix séparée avec l'évêque. Au demeurant il le garda près de lui jusqu'à ce que le différend fût apaisé. C'était une affaire à régler entre lui et l'évêque. Les moines de Gaillac, n'ayant pu produire aucun texte, furent excommuniés, et l'abbé Pierre avec eux. Mais le bon droit était de leur côté. L'exemption particulière de La Chaise-Dieu s'étendait sans plus à toutes ses filleules. L'évêque s'inclina, leva les censures, bénit l'abbé et reçut son serment.

L'affaire avait été mal engagée. Pour venir à bout de l'exemption, il n'y avait d'autres voies que la rupture des liens entre Gaillac et La Chaise-Dieu. L'occasion se fit attendre vingt-huit ans. Le procédé est bien de l'époque. Bernard de Castanet acquit l'abbaye à la Chaise-Dieu à la façon du roi de France, qui, profitant de la détresse de l'un quelconque de ses grands vassaux, lui rachetait son fief pour l'unir au domaine direct de la Couronne. Il laissa espérer quatre mille florins d'or ; du moins, l'honnête courtier, Richard de Saint-Eustache, promit cette somme en son nom. Mais l'engagement ne fut pas tenu. Le chef d'ordre réclama vainement son dû. L'évêque ne laissa pas que de se regarder comme le seul supérieur de Saint-Michel. C'était en 1304 . Un passé de deux cent vingt-cinq ans d'affiliation à l'abbaye auvergnate était aboli. Saint-Michel fut le premier à sortir de la congrégation Saint-Théodard de Montauban le suivit de peu dans sa retraite, lorsque l'église abbatiale fut érigée en évêché par le pape Jean XXII, en 1317. Ainsi le signal de la dislocation était donné par les deux premiers agrégés.

Le fait accompli ne paraît pas avoir été accepté par les moines de Gaillac. Des conflits surgirent qui dégénérèrent en rixes sanglantes. On en vint à une transaction. En 1322, l'évêque d'Albi, Béraud de Fargues, neveu du pape Clément V, et l'abbé de Gaillac, Arnaud de Montlénard, que Jean XXII, avait fait permuter avec Raimond de Roquecorne, élevé au nouveau siège épiscopal de Sarlat, création analogue à celle de Montauban, acceptèrent l'arbitrage du cardinal Pilfort de Rabastens, un enfant du pays. La sentence fut rendue le 21 novembre chez les Cisterciens de Candeil. Elle fixe définitivement la situation respective de l'abbaye et de l'évêché.

L'exemption reste abolie. L'évêque confirme seul l'abbé, et exerce le droit de visite et de correction sur la communauté entière. L'abbé entre dans la hiérarchie diocésaine et y occupe la première place après l'évêque, avant tous les autres abbés, prévôts, archidiacres, archiprêtres, vicaires généraux et official. Il siège obligatoirement au synode. Il conserve une juridiction de première instance sur les moines, donats et convers du monastère, mais seulement pour les crimes et délits commis sur le territoire de l'abbaye et pour ceux-là seuls qui n'entraîneraient ni dégradation ni destitution. L'officialité diocésaine absorbe tout le reste et reçoit les appels.

Les paroisses immédiatement dépendantes de l'abbaye sont groupées autour de deux églises matrices qui sont Saint-Michel de Gaillac, ou plutôt sa chapelle Notre-Dame, et Montels. Des vicaires perpétuels sont institués ici et là, assez rémunérés pour qu'ils puissent entretenir des vicaires secondaires ou amovibles dans les annexes. Les prieurés-cures seront aussi desservis par des vicaires perpétuels à portion congrue. Tous ces pasteurs seront prêtres séculiers, assujettis aux mêmes charges que les recteurs. L'abbé et les moines prieurs les présentent, en qualité de patrons l'évêque les institue canoniquement.

Si l'on voulait traduire un style féodal ces arrangements caractéristiques d'une époque qui travaille à ruiner l'ancienne polyarchie, à centraliser le pouvoir, à reconstituer l'unité territoriale, on dirait que l'évêché fait rentrer, au spirituel, dans son domaine l'abbaye de Gaillac, qu'il acquiert sur l'abbé et ses moines une suzeraineté directe et immédiate, qu'il retient en justice les cas privilégiés et le ressort, qu'il se fait abandonner sur les paroisses le domaine utile ou, tout au moins, l'autorité réelle et effective. L'évêque devient le vrai maître dans son diocèse au moment où le monarque capétien absorbe dans le royaume toute la réalité du pouvoir politique.

Ainsi, au cours du XIIIe siècle, tandis que l'abbaye Saint-Michel voyait croître son opulence, elle perdait, au temporel, le gouvernement de la seigneurie, confisqué progressivement par le comte de Toulouse, puis par le roi de France, et l'administration de la ville, acquise par le consulat ; au spirituel, l'exemption qui faisait d'elle comme une petite église prélatice dans la grande, sous la conduite lointaine de La Chaise-Dieu, et l'administration directe de ses paroisses par ses propres sujets, moines et donats. Il lui restait de l'argent et des titres. L'abbé continuerait de s'intituler seigneur temporel de Gaillac, baron de Montels. A la crosse qu'il tenait en main de tout temps, la volute en dehors, il ajouterait, en ce même siècle, la mitre concédée par le pape, puis les autres insignes épiscopaux, l'anneau, la croix pastorale, les sandales, les gants, les vêtements pontificaux. Pompeuse et vaine exhibition de titres et d'ornements qui masquait l'inévitable déchéance ! La papauté elle-même allait accélérer la chute.

La sécularisation (1534)

  • Collation de l'abbatiat par les légats pontificaux au XIIIe siècle.
  • Les provisions apostoliques aux XVIe et XVe siècles les portions monacales.
  • Abandon de la régularité.
  • Funestes effets de la guerre de Cent ans.
  • Tentative de réforme du cardinal Jouffroy.
  • L'abbé réformé Dom Clément de Cherny.
  • La bulle de sécularisation de Paul III.
  • Déchéance et relèvement du prieuré de Longueville.
  • Conclusion.

Les relations étroites de Saint-Michel de Gaillac avec le Saint-Siège prenaient leur origine dans son affiliation avec La Chaise-Dieu, abbaye exempte et immédiatement soumise au pape. Saint-Michel ne semble pas s'être mis en peine de se pourvoir d'aucun privilège apostolique ses archives n'en font pas mention et il n'en put produire de nulle sorte lors de la sommation de l'impérieux Bernard de Castanet. Mais il payait un cens annuel de cinq sous tournois à la chambre apostolique, ce qui est la preuve décisive de sa sujétion. En 1291, un arriéré de quarante années lui fut réclamé par le collecteur pontifical Albert, et il paya dix livres, puis, en 1293, dix sous pour les deux années écoulées.

Dès le XIIIe siècle, le Saint-Siège usa occasionnellement de son droit supérieur de nomination de l'abbé, contrairement aux statuts de la congrégation. En 1232, le légat Gautier de Marves, évêque de Tournay, confère l'abbaye à un clunisien, Guillaume, prieur de Sàint-Pons. En 1239, le légat Guy, évêque de Sora, nomme d'office l'abbé Arnaud. Cette fois, l'abbé de La Chaise-Dieu, Guillaume, proteste, et refuse son consentement à l'élu. Arnaud dut venir à l'abbaye-mère, accompagné de quatre dignitaires de Saint-Michel, et reconnaître en plein chapitre que l'élection doit se faire à la Chaise-Dieu, en présence de l'archi-abbé, par la communauté de Gaillac ou par ses électeurs délégués, et qu'elle doit porter sur un moine profès de l'abbaye-mère.

Au XVIe siècle, l'exception devient la règle. Le mouvement commence lorsque le pape Jean XXII, en 1318, envoie l'abbé de Sarlat, Arnaud de Montlénard, remplacer Raimond de Roquecorne, élevé au siège épiscopal, nouvellement fondé, de Sarlat même. En 1324, il nomme Gui de Teichieiras et, en 1329, Boniface. Raimond Malet, dit d'Alayrac, curé de Miolles (Tarn), en 1335, le sacriste de Lagrasse (Aude), Pierre, en 1341, reçoivent de Benoît XII, l'un l'expectative, l'autre la possession actuelle de l'abbaye. Clément VI nomme Arnaud de Falguière en 1349 ; Clément VII, le successeur de Roger, en 1394. Et ainsi de suite à travers tout le XVe siècle. En 1414, le pape Jean XXIII, l'élu du parti de Pise, annonce à l'évêque d'Albi, Pierre Neveu, qu'il a pourvu de l'abbaye un clunisien, frère Hugues du Périer, prieur de Saint-Matfred de Bruniquel, au diocèse de Cahors.

Les abbés commendataires, Pierre de Caraman et son neveu du même nom, Bernard, tous deux protonotaires apostoliques, reçoivent leurs provisions du Saint-Siège, l'un en 1460, l'autre en 1485. L'élection du chef par ses subordonnés n'est plus qu'exceptionnelle ainsi, celle de Clément de Cherny, moine réformé, en 1508. Le concordat de 1515 livre la collation de l'abbaye au roi de France. Et donc, l'évêque d'Albi se trouvait être dépouillé par le pape du droit de confirmer l'abbé de Gaillac, au lendemain du jour où il croyait l'avoir réduit à sa discrétion.

La communauté se dissout. L'abbatiat, les prieurés, les obédiences, les stalles des simples moines deviennent des bénéfices distincts, ayant chacun leurs rentes, peu différentes des prébendes canoniales. Les plus gros sont cotisés à la décime. La pauvreté évangélique, la dés-appropriation des biens se sont évanouies. Le pape pourvoit le monastère de ses protégés, des clients qu'on lui recommande. Les postulants sont nombreux en ce temps d'appauvrissement général. Le monastère se plaint qu'on lui envoie trop de bouches à nourrir.

Clément VI, en 1348, promet de ne pas dépasser le nombre de trente. Clément VII prend encore le même engagement en 1388. Comment la régularité pourrait-elle fleurir dans une communauté où les dignités sont données à l'intrigue et où le chef n'a plus le choix de son personnel ? L'abbaye a beaucoup perdu à sa séparation violente d'avec son chef d'ordre. Elle incline depuis irrésistiblement à la sécularisation qui ne sera prononcée que deux cents ans plus tard.

La vie en commun dans le monastère persistait néanmoins, et l'office divin était toujours célébré. Mais, le lever nocturne, les abstinences et les jeûnes, le silence habituel, la clôture stricte, l'obéissance de tous les instants et dans les plus petites choses, la pauvreté, la stabilité, la persévérance jusqu'à la mort dans le propos de la première conversion, devaient paraître folie pure et joug intolérable à des religieux à vocation peu précise, propriétaires de leurs portions, présidés par un abbé mondain et, quand il était commendataire, le plus souvent absent. Aussi la rigueur de la règle avait-elle fléchi et le mode d'existence des religieux n'était-elle plus qu'un accommodement facile entre les principes monastiques et les exigences de la vie naturelle.

Ce relâchement dura longtemps. Le désordre général provoqué par la guerre de Cent ans le favorisa lamentablement. Dès 1380, l'insécurité, les épidémies, les mauvaises récoltes, le dépeuplement des campagnes, avaient tellement diminué les revenus de l'abbaye que les religieux et leurs serviteurs ne pouvaient plus vivre décemment, que les bâtiments ruinés ne se relevaient pas et que les décimes même n'étaient plus exactement payées. Le frère aumônier, imposé de dix sous seulement, était insolvable sans demeure fixe, il traînait sa misère en vagabond à travers le monde et vivait momentanément d'aumônes à Avignon, la cité pontificale . Après une restauration passagère, la chute s'accélérait. En 1427, à la veille de l'entrée en scène de Jeanne d'Arc ; l'abbé Hugues du Périer, docteur es décrets, vicaire général du cardinal Rainond Meyrueys, évêque de Castres, ne pouvait entretenir que dix-sept moines, au lieu de trente et plus, et demandait au pape Martin V l'union à la mense de l'abbaye du prieuré de Longueville, au décès de l'unique moniale survivante. Son second successeur, dom François de Rabastens, réitérait la même requête au pape Eugène IV, le 18 janvier 1444/1445, faisant valoir que les fruits du monastère étaient tombés de 2000 à 500 livres tournois. C'est, sans doute, parce que la mense abbatiale ne suffit plus à entretenir son dignitaire, que Pierre de Caraman cumule l'abbaye de Moissac avec celle de Gaillac et le prieuré du Ségur (canton de Monestiés, Tarn), et partant ne réside pas à Gaillac.

Cependant la situation se redresse à l'issue des hostilités (1453). Les désordres de l'abbaye n'ont plus d'excuse. La monarchie restaurée s'applique à réformer les abus tant dans l'Église que dans l'État. Ses agents dans le diocèse d'Albi seront deux prélats éminents, hommes d'État de grande envergure, le cardinal Jean Jouffroy (1462-73) et Louis Ier d'Amboise (1474-1503), frère aîné du célèbre et tout-puissant cardinal ministre de Louis XII.

Vers 1470, des rumeurs fâcheuses étaient parvenues aux oreilles du cardinal évêque d'Albi, touchant « les nouveautés et extravagances exécrables » des religieux. La fréquentation des cabarets n'était peut-être pas leur plus gros péché. Il appartenait au prélat, d'y mettre bon ordre, l'abbaye ayant perdu, depuis un siècle et demi, son exemption. Il pouvait compter sans réserve, si besoin était, sur l'appui du bras séculier. C'était un puissant personnage. Bénédictin lui même, docteur en droit canon, orateur renommé, humaniste de marque, il avait été ambassadeur de Louis XI auprès du pape et légat pontifical en France. Le roi l'avait commis pour préparer la conquête du Roussillon et réduire le dernier Armagnac à Lectoure. Les moines de Saint-Michel seraient mal avisés de lui résister. Ils essayèrent toutefois.

Le cardinal prit l'offensive. Au synode diocésain de 1470, l'abbé Bernard de Caraman s'abstint de paraître, et, sans fournir d'excuse, délégua son vicaire général. Celui-ci, brouillé avec les convenances, entra dans l'église cathédrale où se tenait le synode, en costume de ville avec son chapeau. Le cardinal, outré, le jeta simplement en prison « avec les malfaiteurs et les condamnés à mort ». C'était assez dans la manière de ce prélat autoritaire et peu endurant. Puis, il fulmina l'excommunication contre l'abbé pour son défaut non justifié et contre les moines pour n'avoir pas acquitté le droit de sceau et le subside caritatif, auxquels d'ailleurs ils n'étaient pas astreints, aux termes de la sentence arbitrale du cardinal Pilfort de Rabastens en 1322. Les condamnés interjetèrent aussitôt appel de la censuré, non à l'officialité métropolitaine, conformément aux canons, mais au Parlement de Toulouse, invoquant à leur aide la justice séculière dans une cause spirituelle. C'était se précipiter dans la gueule du loup. L'appel fut reçu.

Entre temps, le cardinal arrive à Gaillac pour visiter l'abbaye et en corriger les abus. Les religieux lui refusent l'entrée du monastère, prétextant une exemption depuis longtemps abolie, mais lui envoient une procuration, c'est-à-dire le vivre, qu'ils lui doivent en tant que visiteur de leurs paroisses. Le prélat irrité repousse les mets (pastum), et fait apposer les panoncels royaux et fleurs de lys aux portes de l'église et du monastère par le sénéchal de Toulouse. La famine aura raison des révoltés. Le Parlement de Toulouse rend sa sentence en faveur de l'évêque, comme de juste (1er février 1470/1471). Les moines abandonnent la lutte et demandent l'aman.

Le 17 août 1471, le cardinal est à Gaillac pour assister à l'exécution de l'arrêt, lever les censures et réformer les moines. Un compte rendu pittoresque de sa visite a survécu. Il vient en justicier et en père. Il est descendu, non au monastère, mais à l'hôtel de Lacourtade. Le syndic de l'abbé et du couvent comparaît devant le conseiller de Saint-Félix, commissionné par le Parlement, qui lui donne lecture de la sentence ; sur son aveu qu'il se tient pour satisfait, les panoncels sont ôtés. Aussitôt un cortège s'organise. Le prieur claustral, en l'absence de l'abbé, vient au-devant du cardinal, escorté de huit à dix religieux et prêtres, tous vêtus de chapes processionnelles, avec croix et reliques, au chant de l'Ecce sacerdos magnus, les cloches de Saint-Michel sonnant à toute volée. Le cardinal pénètre dans l'église suivi d'une foule de curieux, récite une oraison devant le maître-autel, congédie le peuple avec sa bénédiction, et franchit le seuil du monastère, accompagné du conseiller du Parlement et de deux secrétaires, chargés de rédiger le procès-verbal officiel de la réconciliation. Il s'assied à la stalle de l'abbé dans la salle du chapitre, et requiert le prieur claustral « de porter la règle de saint Benoît et de lire le premier chapitre qui lui viendroit devant les yeux selon que ledit livre se seroit ouvert à l'aventure, disant que le Saint-Esprit lui donneroit d'exprimer ce qui lui plairoit. Et, ce advint par cas d'aventure, comme dit est, que audit chapitre estoit fait mention du grave péché et de l'obéissance des religieux, sur lequel chapitre le dit Monseigneur le Cardinal print ses parolles et prescha les dits religieux en si haut estille et par si haultes et grans parolles et fondées par droit divin que c'estoit une belle chose de l'ouïr. Et à la parfin, leur dit qu'ils et leur abbé estoient excommuniés pour la rebellion et la désobéissance et dénégation qu'ils avoint commis en ce qu'ils avoint résisté et eu recours à court laye pour le garder qu'il ne visitast ladite Église et monastère et les chapitres, dormiteurs et reffecteurs d'icellui, et faire son devoir comme il est tenu de faire, tanquam bonus pastor : touteffois qu'il estoit content de les absoudre, ce qu'il fist. » L'absolution donnée, l'heure étant tardive, le prélat réformateur « remit au lendemain la visite du réfectoire, du dortoir et des autres lieux, places, églises et choses nécessaires ». Il rédigea sans doute une ordonnance portant redressement des abus, et s'en revint dans sa ville épiscopale.

L'éloquence d'un visiteur illustre, fût-il lui-même abbé bénédictin et grand clerc en règle monastique, était-elle assez persuasive pour ramener à l'observance des religieux fatigués de l'ascétisme ? C'est très improbable. Les moines continuèrent à « fréquenter les tavernes ainsi que d'autres prodigues ». Les consuls de Gaillac, armés d'un arrêt du Parlement, prirent sur eux de les en expulser par mesure de police, ce qui suscita un conflit avec l'official d'Albi, seul compétent en matière de discipline ecclésiastique. Une réforme sérieuse et durable ne pouvait être réalisée que par un abbé observant et résidant. L'essai fut tenté en 1508, au décès du second Caraman, autre abbé commendataire et notaire apostolique qui avait succédé à son oncle en 1484. Le jeune Louis II d'Amboise, cardinal, disciple affectionné du bénédictin, humaniste et réformateur ; Raulin , fit élire par les moines dé Saint-Michel Dom Clément de Cherny, « religieux réformé ». Les consuls fondaient tant d'espérance sur le nouveau seigneur-abbé qu'ils firent fléchir en sa faveur et sur sa demande les plus vénérables usages de la commune. Cherny leur avait représenté qu'il était d'un moine gyrovague plus que d'un religieux observant de courir d'une porte à l'autre de la ville, lors de la joyeuse entrée, pour prêter le serment accoutumé. Ils se laissèrent convaincre et consentirent à ce que la formalité ne fût remplie qu'une fois, et seulement à l'entrée du portail de l'église abbatiale. Cherny échoua dans son louable dessein il eût fallu, pour réussir, introduire au monastère une escouade de moines réformés, comme La Chaise-Dieu l'avait fait en 1079. Le digne religieux ne fut pas plus heureux à l'abbaye de Villemagne (Hérault), dont l'administration lui fut confiée vingt ans après (1528). L'abbé Siguier, qui lui succéda, renonça à l'impossible et se résigna au remède de la sécularisation.

On assiste, à cette époque, à une sorte d'épidémie de sécularisation. Les tentatives de réforme ont presque partout avorté. Mieux vaut faire cesser l'équivoque. Borner son idéal quand on a fait l'expérience de son impuissance à s'élever jusqu'à lui, peut paraître un progrès d'ordre pratique. La sincérité y gagne. Le chapitre des chanoines réguliers de Saint-Salvy d'Albi obtient sa bulle de sécularisation en 1523 ; les bénédictins de Castres l'attendent jusqu'en 1535. L'année précédente, le pape Paul III, instruit par l'explosion de la révolution luthérienne en Allemagne, transforme les moines de Gaillac en chanoines séculiers, à leur grande satisfaction. Le titre abbatial est maintenu avec ses prérogatives d'honneur ; mais il sera conféré par le roi à un clerc séculier. Un doyen, l'ancien prieur claustral, sera élu par douze chanoines, anciens moines, nommés par le souverain. Soit, en tout, treize membres du haut-chœur. En bas, quatre hebdomadiers, deux diacres, deux sous-diacres, un maître de musique, quatre enfants de chœur, deux clercs, un bedeau ou verguier pour le service divin, et six chapelains pour l'acquittement des messes de fondation, tous à la collation du chapitre. Trois prieurés, sécularisés eux aussi, subsistent, à la nomination de l'abbé ceux de Lescure, de Cestayrols et de Saint-Robert-des-Filles. Cette organisation reste intacte jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, sauf que Louis XIV échange avec l'abbé, en 1661, les douze canonicats contre les trois prieurés. Ainsi se liquide, par une transformation opportune, un passé de près de six siècles dans un corps dont la sève religieuse était depuis longtemps épuisée. Lorsque le calvinisme se présentera, en censeur, à la porte de Gaillac, l'ordre nouveau offrira une moindre prise à sa critique acerbe et à son zèle réformateur. Ce ne fut pas le moindre mérite de ce mouvement, à la fois étatiste et gallican, qu'on a appelé la pré-réforme catholique, que de s'être adapté à temps aux exigences des consciences contemporaines.

Rendons cette justice aux moines décadents de Saint-Michel que si, dans l'ensemble, ils furent réfractaires aux attraits de l'abnégation, leur noble passion pour l'embellissement de leur église ne s'amortit point. De cette époque datent les œuvres d'art que mutilèrent les huguenots et dont l'aveugle XVIIIe siècle acheva la destruction une Mise au tombeau monumentale dont la chapelle de Monestiés (Tarn) et la cathédrale de Rodez conservent des analogues, et un jubé, surmonté d'un grand crucifix doré, dont le chef-d'œuvre de Sainte-Cécile d'Albi avait pu fournir le modèle. Ainsi l'abbaye agonisante dotait Gaillac de superbes produits du style flamboyant et de la Renaissance française.

Le prieuré des moniales de Sainte-Julite à Longueville dut son salut à Louis Ier d'Amboise, cet insigne bienfaiteur de la cathédrale Sainte-Cécile et ce restaurateur magnifique des instituts religieux du diocèse d'Albi. Dès 1423, il était déjà quasi condamné. Les bâtiments étaient à terre, ruinés par les routiers, les revenus annuels réduits à quarante livres tournois. Saint-Michel, son fondateur et patron, ne pouvait rien pour lui. Une seule moniale survivait qui mendiait à Gaillac son pain, son vêtement et son gîte. Les chanoinesses de Sainte-Catherine d'Albi obtenaient du pape Martin V, le 12 octobre, son union à leur mense. Le Fiat ut pefitur du pontife n'ayant pas sorti son effet, l'abbé de Saint-Michel obtenait l'union à son profit, le 29 novembre 1427. Les revenus ont encore diminué de moitié.

Cependant les moniales ne veulent pas mourir. En 1445, il reste encore une prieure et une religieuse qui résident à Gaillac. L'abbé insiste pour l'union qui n'aboutit pas. Un demi-siècle se passe. En 1496, l'évêque d'Albi a pitié de tant de détresse et de persévérance. Il décide de relever le cloître et persuade aux exilées de le réintégrer. Armé d'un arrêt du Parlement de Toulouse en date du 16 décembre, il contraint l'abbé de Saint-Michel à fournir une pension alimentaire aux infortunées, vu que le prieuré est « de fundatione et corpore du monastère de Gaillac ». Les vagabondes « qui avoient accoustumé vaguer par la dite ville et ailleurs » regagnent leur antique clôture.

Elles sont sauvées. En 1540, elles sont huit ou neuf. La révolution protestante les trouve régulières, mais incendie leur asile (1568). Il faut l'abandonner de nouveau. Mais on se reconstitue à l'issue des troubles, à Gaillac même, au château de l'Om. Le XVIIe siècle ouvre une nouvelle ère de prospérité. On se place sous la juridiction spirituelle de l'abbé général de Cluny, mais l'abbé séculier de Gaillac conserve la collation du prieuré. Le nombre des professes dépasse la vingtaine et l'on essaime à Lautrec (Tarn). L'irrémédiable dissolution de 1792 les atteint, au nombre de douze dont trois Sœurs converses, toutes résolues à persévérer dans leurs vœux.

En résumé, la vie de l'abbaye Saint-Michel de Gaillac, qui se développe pendant près de six cents ans, se divise naturellement en deux périodes que sépare le tournant du XVIe siècle, la première de croissance et de maturité, la seconde de long vieillissement.

Née en plein régime féodal, elle subit, dès son adolescence, une crise d'asservissement, commune à ses pareilles, et dont elle est libérée par le mouvement grégorien et par l'affiliation à La Chaise-Dieu. Dès lors, protégée mais non subjugée par les pouvoirs laïques, elle rayonne son action bienfaisante, non seulement dans les sphères spirituelles, mais sur le terrain économique, social et politique, et sur celui de la cure des âmes. Grâce à elle, le village du début s'élève au rang d'une ville, la troisième de l'ancien Albigeois, après Albi et Castres. Elle supplée à la carence de l'État et de l'Église. Puis, quand l'État renaît sous la forme monarchique et que les municipalités s'organisent, elle s'efface volontairement et se replie sur le terrain ecclésiastique. De ce domaine elle est encore évincée par l'Église séculière, qui a pu reconstituer ses cadres et recruter un personnel suffisant. Celle-ci la poursuit dans sa retraite, rompt ses liens avec La Chaise-Dieu, et, l'exemption abolie, la fait rentrer dans le bercail diocésain.

C'est le signal de la décadence. De la grandeur passée, il ne reste guère que la prospérité économique, qui garde trop d'attraits sur des âmes fatiguées de l'idéal. Alors s'inaugure la course aux bénéfices, que favorise, dans un but fiscal, la cour d'Avignon. Encore cette opulence n'est-elle qu'un bien fragile et éphémère. Elle échappe, elle aussi, à l'abbaye aux tristes temps de la guerre anglaise. Cette fois, c'est la décrépitude et la An prochaine. La réforme gallicane essaie vainement de galvaniser ce corps usé par l'âge et les infirmités spirituelles. Il faut se résigner à disparaître. Le chapitre collégial qui succède au monastère n'est plus que « l'ombre d'un grand nom ».

L. DE LACGEB, professeur d'histoire ecclésiastique au grand séminaire d'Albi.

Source :

  • Titre : Revue Mabillon : archives de la France monastique
  • Éditeur : Brepols (Paris)
  • Date d'édition : 1905

Localisation et informations générales

  • identifiant unique de la notice : 132797
  • item : Abbaye Saint-Michel
  • Localisation :
    • Midi-Pyrénées
    • Gaillac
  • Code INSEE commune : 81099
  • Code postal de la commune : 81600
  • Ordre dans la liste : 1
  • Nom commun de la construction :
    • La dénomination principale pour cette construction est : abbaye
  • Etat :
    • L'état actuel de cette construction ne nous est pas connue.

Dates et époques

  • Périodes de construction :
    • La construction date principalement de la période : 17e siècle
  • Date de protection : 1994/02/03 : inscrit MH partiellement
  • Date de versement : 1996/04/16

Construction, architecture et style

  • Materiaux:
    • non communiqué
  • Couverture :
    • non communiqué
  • Materiaux (de couverture) :
    • non communiqué
  • Autre a propos de la couverture :
    • non communiqué
  • Etages :
    • non communiqué
  • Escaliers :
    • non communiqué
  • Décoration de l'édifice :
    • non communiqué
  • Ornementation :
    • non communiqué
  • Typologie :
    • non communiqué
  • Plan :
    • non communiqué

Monument et histoire du lieu

  • Interêt de l'oeuvre : Inscription 01 04 1993 (arrêté) annulée.
  • Eléments protégés MH (Monument Historique) :9 éléments font l'objet d'une protection dans cette construction :
    • mur de soutènement
    • mur
    • logis
    • bâtiment conventuel
    • logis abbatial
    • presbytère
    • bâtiment
    • hôtel
    • Abbatial
  • Parties constituantes :
    • non communiqué
  • Parties constituantes étudiées :
    • non communiqué
  • Utilisation successives :
    • non communiqué

Autre

  • Divers :
    • Autre Information : propriété de la commune 1993
  • Détails : Anciens bâtiments abbatiaux avec leurs murs de soutènement sur le Tarn, y compris l' hôtel de Paulo (actuel presbytère, 42 place Maurice-et-Eugénie-de-Guérin) (cad. BY 1 à 3, 5 à 7) : inscription par arrêté du 3 février 1994
  • Référence Mérimée : PA00132878

photo : pierre bastien

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