Le château de Tancarville

Le château le plus curieux de Normandie est sans contredit le château de Tancarville, situé sur la rive droite de la Seine, au bord de la falaise, en un plateau escarpé, en face de l'église de Quillebeuf.

On monte au château par un sentier étroit et tortueux, et on arrive au portail ou plutôt à la poterne d'une formidable forteresse, ceinte de puissantes murailles, jadis crénelées, flanquée de hautes tours, et défendue de toutes parts par son escarpement.

Entre deux tours rondes, au-dessous de la voûte armée de deux herses de fer, l'œil étonné rencontre sur une pierre le millésime 1769; il est certain que cette pierre a été placée là lors d'une réparation moderne : la première construction du château de Tancarville, qui a subi des changements à plusieurs époques, remonte au delà du règne de Guillaume le Conquérant.

Au-dessus de la porte se montrent trois fenêtres superposées et surmontées d'une lucarne; deux de ces fenêtres ont conservé leur meneau de pierre en croix ; elles dénotent, par la sculpture et les filets de leur encadrement, l'architecture du quinzième siècle. La tour de gauche est garnie d'une meurtrière, avec un treillis en barreaux de fer ; la tour de droite est revêtue d'un lierre énorme, qui permet à peine de deviner la fenêtre qui se trouve au centre, et laisse voir deux meurtrières semblables à celles de la tour de gauche.

Pénétrons dans l'enceinte du vieux séjour féodal :à gauche de la cour triangulaire, à la pointe du triangle du côté de l'est, à travers de hauts peupliers, au bout de la terrasse où, dans les jours d'été, sous l'ombre des tilleuls qui maintenant n'existent plus, venaient en compagnie de chevaliers ouvrer et deviser les dames et damoiselles, on aperçoit la tour de l'Aigle, ainsi nommée de ce qu'un aigle attiré par les hérons que faisait élever un sire de Tancarville y vint bâtir son aire; cette tour est de forme circulaire du côté de la Seine et se termine vers le nord en angle aigu; un escalier, enfermé dans une tourelle octogone, conduit aux quatre étages de cette tour, dont le premier et le quatrième offrent seuls quelque chose qui mérite l'attention du touriste. Dans le premier est une salle voûtée, avec des arêtes à boudin dont le point d'intersection est garni d'une clef sur laquelle se trouve un écusson sans armoiries, encadré d'une branche de chêne; cette salle était le chartrier du château. On voit au quatrième étage un coffre en chêne, reste de l'ancien mobilier de la tour, et deux coulevrines en fer fondu.

Ces pièces de l'ancienne artillerie du château sont d'une construction fort singulière; voici, je le pense, comme on s'en servait : on plaçait un boulet en fer ou en pierre par l'échancrure, dans la volée de la coulevrine, et une boîte en forte tôle remplie de poudre dans l'échancrure, à laquelle elle s'adaptait parfaitement et dans l'ouverture inférieure de laquelle elle s'enclavait par l'anse que l'on fixait avec une ou plusieurs chevilles de fer; après avoir placé le canon au point de mire à l'aide du tourillon et du pivot sur lequel jouait la pièce, on mettait le feu à la lumière de la boite.

C'est dans la tour de l'Aigle qu'un sire de Tancarville enferma sa jeune pupille, qui se refusait à l'épouser. Un beau et jeune écuyer qu'elle aimait et dont elle était aimée, après avoir agité dans l'air un mouchoir blanc, signal convenu entre lui et la belle captive qu'il venait délivrer, en montant une nuit à l'échelle qu'il avait appliquée à la muraille, fut tué par les flèches de quelques archers, qui trempèrent le mouchoir de l'aventureux jeune homme dans son sang et le portèrent au châtelain. Le sire de Tancarville alla aussitôt le présenter à sa pupille, qui tomba morte en apprenant le sort de son amant. On conte que depuis, par les claires nuits d'été, on aperçoit parfois au sommet de la tour de l'Aigle une dame blanche qui pousse un cri lamentable et disparaît.

Entrons dans l'intérieur du portail, nous n'avons vu que l'extérieur; au premier étage, voici les prisons; la pièce qui sépare les deux tours recevait les malfaiteurs ordinaires; ce couloir étroit et sombre qui en part aboutit à un cachot dont les murs ont neuf pieds d'épaisseur; c'est là que l'on renfermait les grands coupables; dans l'autre tour est un cachot semblable, un peu plus éclairé et précédé d'une petite salle qui, comme l'attestent le fourneau et le lit de pierre, était la salle de la question.

Qui pourrait, sans une émotion profonde, sans un frisson d'effroi, contempler ces murs témoins de tant de douleurs, de tant de gémissements ? Comment ne pas songer avec un serrement de coeur aux infortunés qui ont habité là et dont plusieurs ont légué leurs souvenirs à la postérité en figures hiéroglyphiques vivantes encore sur la muraille : des écussons, des croix, des semelles de chaussures, un coeur percé d'une flèche, une madone.

A la clef de la voûte de la pièce principale du deuxième étage, voyez cet écusson sculpté aux armes de la maison d'Harcourt, qui posséda Tancarville de 1415 à 1488, époque à laquelle le portail a dû être construit.

Un rempart de cent soixante-quinze pieds de long, et qui n'est interrompu que par une tour ruinée, lie le portail à la tour du Lion, coupée du côté de la cour et s'avançant en demi-cercle en dehors de l'enceinte; les murs de cette tour ont jusqu'à quinze et dix-huit pieds d'épaisseur, on ne peut accéder à l'intérieur qu'au moyen d'une échelle : l'escalier s'est écroulé! Cette tour est appelée dans le pays la tour du Diable. Le diable y avait, dit-on, établi son séjour; mais un aumônier du château s'y rendit à la tête des habitants avec croix, bannière et eau bénite. Au moment de pénétrer dans la retraite de Satan, les villageois, qui jusque-là avaient suivi le prêtre, se replièrent et laissèrent le chapelain, qui, armé du goupillon, entra avec ses clercs dans la tour et en sortit après quelques minutes, annonçant qu'il avait vu le diable et qu'en se signant trois fois il l'avait aspergé, en lui intimant l'ordre de vider les lieux à l'instant même, ce à quoi il s'était décidé, non sans faire une épouvantable grimace. Depuis, le diable ne s'est point remontré dans la tour du Lion.

Quel beau groupe de ruines s'élance de l'angle sud-ouest et domine l'ancien manoir seigneurial des sires de Tancarville Comme il est bien accompagné par ce large massif de noyers, au-dessus duquel il s'élève majestueusement avec sa couronne dentelée de mâchicoulis, sa chevelure de ronces et son manteau de lierre!

Gravissons le monticule qui sert de base à ce pittoresque et magnifique ensemble; à droite c'est une tour en briques dont il serait difficile de préciser la naissance; à gauche c'est la tour Coquesart, qui doit son nom au vallon qui, de ses pieds, s'étend au sud du château.

Cette tour, de forme irrégulière et à pans coupés, a l'air d'un bastion. Les murs ont neuf pieds d'épaisseur, elle n'a pas plus de soixante pieds d'élévation, mais la butte sur laquelle elle est assise la fait paraître d'une hauteur beaucoup plus grande. La tour Coquesart avait cinq étages, compris le rez-de-chaussée, et se terminait par une terrasse ou plate-forme supportée par une voûte ogivale dont les membrures à arêtes anguleuses, aujourd'hui suspendues à vide, ont un aspect qui plaît et effraye à la fois.

La tour Coquesart protégeait la porte du même nom, qui, au moyen d'un pont tournant et d'un pont-levis, établissait une communication entre l'enceinte du château et la tour du Donjon, dite la grosse Tour, construction du quatorzième siècle, au milieu des ruines de laquelle s'élève un hêtre magnifique.

L'ancien manoir s'étendait de la porte Coquesart à la tour Carrée.

La plupart des bâtiments de la résidence des sires de Tancarville ayant été reconstruits ou réparés, après avoir été brûlés ou détruits par les Anglais, il n'est point aisé de reconnaître la destination de chacun d'eux et de lui appliquer son véritable nom; toutefois nous croyons retrouver les restes de la chapelle dans ces piliers et ces arceaux en ogives qui se présentent à nos regards.

En 1267, l'archevêque de Rouen, Eudes Rigault, dans une de ses tournées pastorales, bénit la chapelle du château de Tancarville et la plaça sous le vocable de la sainte Vierge. Depuis, les sires de Tancarville portèrent avec eux, dans les batailles, le nom de la patronne de leur chapelle ; leur cri de guerre était : Tancarville à Notre-Dame!

D'autres pensent que la chapelle du château était aux approches de l'escalier de la tour Coquesart, et que ces piliers et ces ogives ont appartenu à la chambre des chevaliers.

Ce fut des bois du Valasse que l'on tira les chênes qui servirent à la charpente de la chambre aux chevaliers; cinq arbres d'une énorme dimension furent abattus et débités, puis traînés au château; ils coûtèrent ensemble, pris sur place, vingt-deux livres dix sous; le port coûta treize livres ; ils fournirent des poutres de trente-six pieds de longueur; le bâtiment a trois cheminées superposées et en belle pierre blanche, à chambranles ornés de colonnes, soit simples, soit groupées, d'un style semi-gothique; c'est le bâtiment de la grand'salle, construit en 1468, avec des briques qui coûtèrent douze sous tournois le mille, et pour les gouttières et gargouilles duquel on employa du plomb à neuf deniers la livre.

C'est par le bâtiment de la grand'salle qu'on pénètre dans la tour Collecte, lieu sans doute où l'on renfermait l'argent de la collecte des revenus seigneuriaux.

La tour Carrée, bâtie tout en pierres, n'a plus ni planchers ni couvertures; sa hauteur est de soixante pieds; mais si on la mesure extérieurement, cette tour n'a pas moins de quatre vingts pieds d'élévation. Sous les outrages fréquents de la pluie et des vents de la mer, la tour Carrée a vu disparaître presque en entier les fresques qui décoraient ses antiques salles, où l'on aperçoit encore, au milieu de nombreux compartiments, une petite fleur à six feuilles de couleur amarante, emblème armoriale des Tancarville. Une frise couronne cette décoration; elle se compose d'une petite bande à trèfle gothique qui se détache en bleu d'outremer sur un champ blanc, puis d'une seconde bande unie et blanche à filets bleus, que surmonte une espèce de grecque peinte en blanc sur un fond rouge.

C'est dans la grand'salle de la tour Carrée, alors salle d'honneur du château, qui venait d'être rendu à Guillaume d'Harcourt, que Charles VII, allant faire le siége dHarfleur, célébra la fête des Rois, assis à table en face de son hôte, son fidèle chambellan, entre le roi de Sicile, Dunois et Agnès Sorel; on but à la France et à la victoire!

Au deuxième étage, nous voyons une bande d'écus armoriés, qui court sur une hauteur d'environ trois pieds le long de la corniche. Cette galerie héraldique devait rappeler les alliances et le patronage féodal des seigneurs de Tancarville.

Avant de sortir de la tour Carrée, visitons la tourelle de l'angle sud-ouest; gravissons les degrés à demi écroulés de l'escalier, escaladons ce haut pignon du mur et jetons nos yeux sur ces massifs de verdure qui semblent descendre dans les eaux du fleuve, sur ces blanches falaises coupées à pic, sur cette vaste nappe d'eau qui borde l'horizon bleuâtre, sur ces plaines de sable abandonnées par les flots et resplendissantes de lumière.

Il y avait au quinzième siècle, à la suite de la tour Carrée, une suite de bâtiments qu'on appelait la chambre de l'artillerie et les grandes étables. Ces constructions furent remplacées au commencement du dix-huitième siècle par le château neuf, construit par Louis de La Tour d'Auvergne, comte d'Evreux, qui le vendit à Jean Law, directeur général de la banque de France.

Un puits fournissait autrefois l'eau nécessaire au service du château. Ce puits, qui existe encore aujourd'hui, non loin du degré en pierre qui conduit de la cour à l'ancien manoir, a été creusé lors de la création du château: il va en s'élargissant vers le fond et a cent huit pieds de profondeur.

Veut-on savoir ce qu'il en coûtait, il y a quatre cents ans, pour envoyer chercher le seau tombé au fond d'un puits : qu'on ouvre le registre du receveur de Tancarville, année 1400, on y lira:

« A Colin Lefebvre, maçon, pour estre avallé en puids du bas du chastel, le xx aoust, querir l'un des seaulx qui cheu était... v sous. »

Dans la cour, à quelques pieds de l'angle nord du château neuf, on remarque une pierre, brisée en plusieurs morceaux, qui sert aujourd'hui de marche, et que l'on nommait autrefois pierre d'acquit. C'est sur cette pierre que, jusqu'en 1789, les pêcheurs, de temps immémorial, apportaient les francs poissons, esturgeon, marsouin, saumon et lamproie, pris par eux dans l'étendue des eaux du comté de Tancarville, le châtelain, représenté par un de ses officiers, ayant le droit de garder ces poissons en les payant le prix fixé par des jurés ad hoc. S'il ne les retenait point, les pêcheurs les remportaient, en acquittant un droit de douze deniers par pièce. L'esturgeon seul, regardé comme poisson royal, ne sortait point de la forteresse; on le payait cinq sous au pêcheur, et il devait passer à la table du roi. C'est sans doute en souvenir de ce vieil usage que les habitants du pays prétendent qu'on voit des fleurs de lis sur les écailles de l'esturgeon.

Quel fut le fondateur du château de Tancarville ? L'histoire ne nous donne que très-peu de renseignements à cet égard; toutefois, s'il faut s'en rapporter à l'étymologie danoise du nom de Tancarville, ce fut un des compagnons de Rollon qui établit un des premiers sa résidence sur ce plateau où sont assises les magnifiques ruines que nous avons contemplées.

Raoul de Tancarville est le premier propriétaire du château qui soit mentionné dans nos annales; il eut pour successeurs Guillaume son fils et Rabel son petit-fils, celui qui échappa comme par miracle au naufrage de la Blanche Nef, ce vaisseau parti de Harfleur et qui, ayant touché sur un récif à peu de distance du port, périt avec deux cents personnes dont faisaient partie Guillaume et Richard, les deux jeunes fils de Henri Ier, roi d'Angleterre. Après eux vinrent Guillaume le Jeune, mort avec gloire dans une croisade; Raoul II, compagnon de Richard Coeur de lion; Guillaume III, qui, après avoir lutté de tout son courage contre Philippe-Auguste, se soumit à la loi du vainqueur, et que Jean sans Terre dépouilla des domaines de Beustincton et de Wilmundetor; Raoul III, Guillaume IV, Raoul IV, qui dota l'abbaye de Saint-Georges de Boscherville; Guillaume V, son frère; Robert, qui fonda l'abbaye Sainte Barbe en Auge; Guillaume VI, qui épousa la fille d'Enguerrand de Marigny, ministre de Philippe le Bel, et qui mourut bien jeune encore, sans enfants, après avoir vu son beau-père descendre des marches du trône pour monter au gibet de Montfaucon.

A cette lignée de héros succéda Jean, vicomte de Melun, qui avait épousé en 1316 Jeanne, sœur de Guillaume, reste et unique héritière de la famille, dont elle porta le nom et la fortune à la famille de son mari.

Jean II fut le successeur de son père; abandonné par les bourgeois de Caen qu'avec le connétable Raoul de Nesle il menait au combat contre les Anglais débarqués en Normandie, il se rendit à un chevalier anglais, Thomas Holland, après avoir combattu vaillamment, sur le pont qui avoisine l'église SaintPierre, avec le connétable, qui, après avoir fait aussi des prodiges de valeur, se rendit au même chevalier.

Le prince de Galles les acheta tous deux de Thomas Holland, moyennant vingt mille nobles d'or à la rose, espérant sans doute en tirer une plus forte rançon.

Plus heureux que le connétable, son compagnon de captivité, qui eut, à son retour d'Angleterre, la tête tranchée par ordre du roi Jean, le sire de Tancarville fut nommé par le même prince grand chambellan héréditaire de Normandie du chef de sa mère, connétable héréditaire de la même province par sa femme, et réunit bientôt à ces deux titres celui de souverain maître des eaux et forêts de France, et, de vicomte de Melun, devint comte de Tancarville. Il se montra digne des faveurs dont le roi Jean l'avait comblé; à côté de ce vaillant et malheureux monarque, à la bataille de Poitiers, il montra, comme lui, un héroïque courage et le couvrit de son corps. La suzeraineté de Tancarville passa, à sa mort, quelques années après, à son fils Jean III, qui ne survécut pas longtemps à son père et mourut sans progéniture; il eut pour successeur son frère Guillaume, qui, à la tête de soixante hommes, vint à Amiens offrir ses services à Charles VI méditant une descente en Angleterre, et qui eut peu de temps après l'honneur de recevoir dans son grand et notable castel le roi, qui lui donna deux mille marcs d'or pour l'aider à le réparer.

Guillaume de Melun était le chasseur le plus célèbre de son temps; Gage de La Bigne, chapelain du roi Jean et de Charles V, dans son poème, "les Déduits de la chasse", fait le comte de Tancarville juge du débat entre la fauconnerie et la vénerie. Guillaume de Melun renonça au plaisir de la chasse lorsqu'il apprit que le roi d'Angleterre, Henri V, appelé en France parle duc de Bourgogne, était débarqué à l'embouchure de la Seine avec six mille hommes et trente mille archers. Le sire de Tancarville, ne voulant pas attendre l'armée ennemie enfermé dans les murailles de sa forteresse, déploya sa bannière, courut rejoindre l'armée royale sur les bords de la Somme, et le 25 octobre 1415 Guillaume de Melun tomba avec gloire au champ de carnage d'Azincourt.

Peu d'années après, Jacques d'Harcourt, baron de Montgommery, un des descendants de Jean d'Harcourt, qui s'était battu avec Robert de Tancarville au sujet d'un moulin, épousa Marguerite, comtesse de Tancarville, fille et unique héritière de Guillaume de Melun; les deux écussons qui s'étaient heurtés en champ clos se rapprochèrent pour se confondre. Le nouveau comte de Tancarville quitta bientôt sa jeune épouse pour aller châtier un de ses cousins, le comte d'Harcourt et d'Aumale, qui, à la solde de l'Angleterre, portait les armes contre la France; il alla le surprendre avec soixante hommes dans son château d'Aumale, le fit prisonnier du roi, et s'empara de son cheval, « renommé être bon et excellent pour la guerre, » dit un chroniqueur du temps.

Le nouveau sire de Tancarville, trop faible pour attaquer Henri V, dont l'armée envahissait la Normandie, le suivit pas à pas et ne cessa de le harceler, tandis que le sire de Crasmenil, son vassal, auquel il avait confié la garde du château de Tancarville, en ouvrait les portes au duc d'Oxford.

A l'avènement de Charles VII, Jacques d'Harcourt vint se ranger sous la bannière royale, en compagnie de Dunois, de Lahire et de Xaintrailles, se fit remarquer à côté d'eux, et périt courageusement dans une entreprise audacieuse.

Le château de Tancarville, devenu domaine de l'Angleterre, fut habité quelque temps par Jean Gray, son nouveau propriétaire, qui fit créneler le mur allant de la chambre du capitaine à la chapelle, réparer un des ponts-levis et restaurer la voûte de la grosse tour.

Le capitaine Quernier, qui, à la tête de quelques habitants du pays Je Caux, avait repris Fécamp, Harfleur et Montivilliers, pénétra un jour avec ses braves soldats dans le château de Tancarville, et planta sur ses tours la bannière seigneuriale, au cri de: Tancarville à Notre-Dame!

Elle y flotta deux ans; mais en 1437 la forteresse, défendue par quarante hommes, fut reprise par Talbot, après trois mois de siége.

Douze ans après, le nouveau sire de Tancarville, Guillaume d'Harcourt, rentra dans son château à la suite de l'acte de capitulation par lequel le duc de Somerset, en rendant à Charles VII la ville de Rouen, s'engageait à remettre au roi Harfleur, Honfleur, Caudebec, Montivilliers et les châteaux de Lillebonne, d'Arques et de Tancarville.

Jeanne d'Harcourt, fille et unique héritière de Guillaume, à la mort de son père, arrivée en 1487, après avoir été répudiée par le duc de Lorraine, son mari, se trouvant dans une espèce d'état de tutelle, le comté de Tancarville fut mis sous la main du roi Charles VIII, qui envoya une garde au château, où elle était nourrie et payée aux dépens de la terre.

Jeanne d'Harcourt, ayant demandé et obtenu de faire hommage, rentra en possession de sa terre, de ses droits seigneuriaux et de ses revenus. Elle ne tarda pas à mourir du chagrin, dit-on, que lui avait causé l'abandon de son mari, qu'elle aimait avec passion. Par son testament, écrit la veille de sa mort, elle avait institué pour son principal héritier son cousin François d'Orléans, duc de Longueville, fils de Dunois ; les fleurs de lis du sang royal vinrent se mêler au triple blason des sires de Tancarville.

Le duc de Longueville, qui, sous Louis XII, s'était acquis en Italie une réputation de bravoure, fut fait prisonnier avec Bayard à la journée des Eperons, et mis en liberté moyennant une rançon de cent mille écus. Il sortit de captivité à temps pour combattre à Marignan à côté de François Ier; « il y donna, dit Brantôme, de grands coups d'épée, quoique fort jeune encore, qui le firent mettre au rang des braves, vieux aventuriers de la guerre. »

A son retour d'Italie, le duc de Longueville tomba malade à Beaugency, dicta son testament le 31 juillet 1516, et mourut le lendemain.

Il eut pour successeurs Claude, Louis II et François d'Orléans; le premier, tué au siége de Pavie en 1524; le second, mort peu de temps après son père, et le troisième, décédé en 1521; tous trois morts sans postérité. Léonor d'Orléans, leur cousin, qui leur succéda, et qui était uni aux chefs du parti protestant par les liens du sang et les intérêts aristocratiques, ouvrit en 1526 le château de Tancarville aux soldats du parti religionnaire. Jean d'Estouteville, sire de Villebon, qui commandait en Normandie pour Charles IX, vint mettre le siége devant Tancarville, et le leva, étonné de la vigoureuse résistance qu'il rencontra, et instruit sans doute de l'arrivée prochaine d'un corps de huguenots qui venait de s'emparer de Rouen.

Mais le nouveau sire de Tancarville, sur une représentation du sire de Lillebonne, crut devoir toutefois faire évacuer la forteresse par les religionnaires et en ouvrir les portes au sieur Dumesnil, qui en prit le commandement pour le roi, au nom du duc de Longueville.

Peu de temps après, le comte de Warwick, à la pointe du jour, avec quatre cents hommes, escalada sans bruit les murs du château, à l'aide d'échelles appliquées contre le rempart du sud, se précipita dans la place, fit mettre bas les armes à la garnison et arbora sur les tours le drapeau de l'Angleterre.

Michel de Castelnau, que Catherine de Médicis avait dirigé sur le Havre avec un régiment de lansquenets, obtint des Anglais la reddition du château de Tancarville, en leur faisant croire à la prochaine arrivée d'une armée considérable.

A la mort de Léonor d'Orléans, au mois d'août 1573, sa veuve, Marie de Bourbon, prit la garde noble de ses enfants mineurs et l'administration de leurs domaines.

Le château de Tancarville, tombé dans les mains de la Ligue et commandé par un Crillon, frère de celui qui suivit fidèlement le drapeau de Henri IV, fut racheté pour le roi, par le duc de Montpensier, au prix de quinze mille écus.

Sous la minorité de Louis XIV, Henri d'Orléans II, duc de Longueville et comte de Tancarville, se fit un des chefs du parti de la Fronde, mais il se trouva bientôt effacé, au milieu des hasards de la guerre civile, par sa femme, la duchesse de Longueville, sœur du grand Condé. Le duc, qui était gouverneur de la Normandie, fit déclarer le parlement de Rouen contre la cour et livra en même temps aux frondeurs le château de Tancarville et les autres forteresses de son gouvernement; mais Mazarin, passant un jour de la ruse à l'audace, fit arrêter, au Palais-Royal, le grand Condé, le prince de Conti et le duc de Longueville, et les envoya, par la Seine et sous bonne escorte, à la citadelle du Havre. Le duc de Longueville dut voir, en passant, son château de Tancarville, dont les frais et riants ombrages, dont la vie de liberté et de plaisir contrastaient avec la prison qui allait s'ouvrir pour lui.

Le duc de Longueville sortit de la citadelle du Havre, après neuf mois de captivité, et rentra en grâce auprès du roi, qui lui rendit son château, redevenu un instant domaine royal.

Le duc de Longueville, renonçant aux orages politiques, pour lesquels il n'était point né, vint habiter, de temps à autre, le château de Tancarville, où il se fit aimer. Pressé d'interdire la chasse sur ses terres aux gentilshommes ses voisins, il répondit: « J'aime mieux des amis que des lièvres. »

Le duc de Longueville avait deux fils : l'un, Charles-Paris d'Orléans, qui se fit tuer au passage du Rhin au moment où les Polonais lui offraient une couronne; et l'autre, Jean-Louis Charles, qui alla mourir dans un couvent. Marie d'Orléans, duchesse de Nemours, leur sœur, qui ne se mêla point aux intrigues et aux aventures de la Fronde, écrivit une grande partie de ses mémoires au château de Tancarville, qui était, entre toutes ses terres, son séjour de prédilection.

Quelques mois avant de mourir, la duchesse de Nemours vendit les comté, terre et seigneurie de Tancarville à Antoine Crozat, financier, qui n'était que le prête-nom du comte d'Evreux, fils du duc de Bouillon.

Le comte d'Evreux, charmé de la beauté du site de Tancarville, mais ne voulant pas habiter l'ancien manoir en ruine, fit construire le bâtiment nommé depuis le Château neuf.

A peine le château était-il terminé que, soit inconstance de goût, soit l'appât d'un bénéfice, le comte d'Evreux revendit au célèbre Law le château et la terre de Tancarville, au prix de six cent cinquante mille livres en espèces, de six mille livres de rente viagère au comte d'Evreux, payables par trimestre, et de mille quatre cent dix livres de pension au bailli, au capitaine et autres officiers du château.

Au moyen de cette vente, Jean Law, qui acquérait tous les droits attachés au domaine, devint seigneur, comte de Tancarville et connétable héréditaire de Normandie.

Law, dit un factum du temps, avait le projet de convertir le château de Tancarville en manufacture. Il n'eut pas le temps de mettre son idée à exécution ; ses plans de finance et de commerce s'écroulèrent, et Law tomba avec eux, écrasant, dans sa chute, les nombreux partisans de son système. Trois mois avant que Law quittât la France, le comte d'Evreux, qui n'était pas encore rentré dans les trois cent soixante-trois mille livres de la dot de sa femme, restées entre les mains de Law, voyant l'orage qui s'amassait sur la tète de son débiteur, avait obtenu de lui la résiliation de la vente de Tancarville.

Cinq ans après il revendit sa propriété au duc de Luxembourg, au prix de neuf cent mille livres.

Le duc de Luxembourg mourut neuf mois après l'acquisition; son fils, Charles-François de Montmorency-Luxembourg, hérita de Tancarville et plaida, sans succès, contre le comte d'Evreux pour faire annuler la vente, sous prétexte que son père avait été trompé par le vendeur dans l'estimation des revenus.

A la mort de Charles-François de Montmorency-Luxembourg, le château de Tancarville devint la propriété d'Anne-Françoise Charlotte et Madeleine-Angélique, sœurs du jeune enfant dont J. J. Rousseau a peint la fin d'une manière si touchante. Anne Françoise-Charlotte, femme de Anne-Léon de Montmorency, marquis de Fosseux, conserva ce domaine jusqu'à l'époque de la Révolution ; elle émigra: ses biens furent confisqués; le gouvernement se mit en possession du château de Tancarville; le noble manoir tomba dans l'abandon; quelques soldats le mirent pour ainsi dire au pillage, et, trouvant que les vieux tilleuls qu'ils avaient abattus sur la terrasse ne brûlaient pas assez vite, ils enlevèrent les poutres et les solives de la tour Carrée, encore entière pour les mettre au feu. Le plancher de la salle consacrée par le banquet de Charles le Victorieux s'écroula sous leurs mains barbares.

Le 24 floréal an IV (13 mai 1796), le château des Tancarville, des Melun, des d'Harcourt, des Dunois, des Montmorency, fut donné à loyer au sieur Nicolas Duglé, moyennant cent francs par an.

Le 12 germinal an VII (11 avril 1799), le gouvernement le mit en vente, et, après quatre enchères successives, il fut adjugé à un sieur Viard, de Rouen, au prix de deux millions deux cent mille francs.

Cette somme peut paraître énorme, si l'on se reporte à la location de cent francs faite au sieur Duglé; mais cela n'étonnera nullement lorsque l'on saura qu'elle était payable en bons de remboursement des deux tiers de la dette publique ou effets équivalents, et que l'acquéreur, d'après la loi du 27 brumaire an VI, s'il voulait payer en numéraire, n'avait à verser que 1 fr. 90 c. par 100 francs dela somme due en bons de remboursement; ainsi les deux millions deux cent mille francs pouvaient être payés avec quarante et un mille huit cents francs en argent, et peut-être avec moins encore, en se procurant des bons au cours du jour. L'acquéreur n'ayant pas rempli les conditions de la vente, l'adjudication fut déclarée nulle.

Une autre adjudication ayant été vainement tentée, le château de Tancarville resta aux mains du gouvernement.

Le 20 juillet 1804, le chef de l'Etat fit don aux hospices du Havre de l'emplacement et des ruines de Tancarville, sur l'estimation de trois cents francs de rente.

Le 23 juin 1825, Charles X rendit une ordonnance qui faisait rentrer en possession de son domaine Mme de Montmorency Fosseux, moyennant une indemnité de six mille francs au profit des hospices cessionnaires; Mme de Montmorency-Fosseux étant morte en 1828, M. de Lambertye, son petit-gendre, est devenu propriétaire du château de Tancarville.

Le maréchal Suchet, qui avait acheté les bois de Tancarville avant que le château fût vendu à Mme de Montmorency-Fosseux, l'avait loué des hospices du Havre, afin d'y loger son intendant.

source : Revue britannique publié par Sébastien Louis Saulnier, Léon Galibert et Amédée Pichot année 1862.

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photo pour Le château de Tancarville

Localisation et informations générales

  • identifiant unique de la notice : 125019
  • item : Le château de Tancarville
  • Localisation :
    • Haute-Normandie
    • Seine-Maritime
    • Tancarville
  • Lieu dit : Château de Tancarville
  • Code INSEE commune : 76684
  • Code postal de la commune : 76430
  • Ordre dans la liste : 2
  • Nom commun de la construction : 3 dénomiations sont utilisées pour définir cette construction :
    • château
    • fort
    • château fort
  • Etat :
    • Etat courrant du monument : vestiges (suceptible à changement)

Dates et époques

  • Périodes de construction :
    • Nous n'avons aucune informlation sur les périodes de constructions de cet édifice.
  • Années :
    • 1269
    • 1709
  • Date d'enquête : 1969
  • Date de protection : 1862 : classé MH

Construction, architecture et style

  • Materiaux: 3 types de matériaux composent le gros oeuvre.
    • calcaire
    • pierre de taille
    • pierre
  • Couverture : On remarque 5 types de couverture différents :
    • toit à longs pans
    • croupe
    • toit conique
    • toit polygonal
    • toit
  • Materiaux (de couverture) :
    • L'élément de couverture principal est ardoise
  • Autre a propos de la couverture :
    • non communiqué
  • Etages :
    • Etage type : 1 étage carré
  • Escaliers :
    • Un escalier a été répertorié dans notre base, il est de type : escalier dans-oeuvre
  • Décoration de l'édifice :
    • non communiqué
  • Ornementation :
    • non communiqué
  • Typologie :
    • non communiqué
  • Plan :
    • Plan Type 'éperon barré'

Monument et histoire du lieu

  • Eléments protégés MH (Monument Historique) :
    • Notre base de données ne comprend aucun élément particulier qui fasse l'objet d'une protection.
  • Parties constituantes : 4 parties constituantes distinctes relevées :
    • écurie
    • chapelle
    • fossé
    • prison
  • Parties constituantes étudiées :
    • non communiqué
  • Utilisation successives :
    • non communiqué

Autre

  • Divers :
    • Autre Information : propriété privée
  • Photo : e28318d68db4f0ed9665dcf6691685c6.jpg
  • Auteur de l'enquête MH : Etienne Claire
  • Référence Mérimée : IA00066843

photo : Normandie Héritage

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photo : joel.herbez