photo : Normandie Héritage
A cinq lieues au sud-est de la ville de Coutances, à une demie-lieue du bourg et du château de Hambye, au pied d'un coteau couvert de bois, dans la vallée de la rivière de Sienne, on trouve les ruines de cette abbaye de Bénédictins, celle de tout le département qui conservait le plus grand nombre de tombeaux et de monuments du moyen âge.
Elle devait son origine à une famille de barons nombreuse et considérable en Angleterre et en Normandie. Guillaume Paisnel, son fondateur, descendait de Raoul, un des seigneurs qui aidèrent le Duc Guillaume à acquérir le titre de Conquérant, et fut récompensé par de grandes concessions dans différents comtés du pays conquis, et entre autres par celle de quarante-cinq seigneuries dans celui d'York, dont il était sheriff au temps de la confection du grand registre, ou livre censier d'Angleterre, connu sous le nom de "Domesday Book". Fouques, sou fils, fonda dans le comté de Buckingham l'abbaye de Newport, près d'une ville à laquelle il a donné le nom de Newport-Paganel.
La fondation de l'abbaye de Hambye eut lieu vers 1145, à peu près dans le même temps que l'impératrice Mathilde fondait celle de Cherbourg.
On trouve l'acte de cette fondation dans le cartulaire, dans le "Neustria pia" et dans le "Gallia Christiana". Guillaume Paisnel la fit en présence de ses quatre fils, Hugues, Fouques, Thomas et Jean. Algare, évêque de Coutances, par les conseils duquel le monastère fut fondé, signa cet acte avec eux. Sa signature sert à déterminer l'époque. On datait rarement les actes alors. Algare mourut en 1150.
Pendant le temps qui s'écoula entre là mort de ce prélat et la fondation de l'abbaye, il en vit achever la majeure portion. Ces parties qui subsistent encore en ruines, peuvent servir à faire reconnaître le travail de ce temps. La grande porte de la cour, qui conduisait à l'église, est bordée d'un cordon de têtes de clou, ornement commun encore dans la première moitié du 12e siècle. On voit aussi sur cette porte un écusson aux armes de Paisnel (d'or à deux fasces d'azur à neuf merlettes de gueules).
La nef de l'église est indubitablement du temps du fondateur. Ses fenêtres ainsi que celles de la croisée, sont étroites et longues, comme on en faisait souvent alors. Une colonne au nord de la croisée est encore romane ; mais ici en général l'ogive est bien plus commune qu'à Montebourg, et même qu'à Saint-Sauveur-le-Vicomte.
Le clocher est placé au centre de l'église ; il est soutenu par des colonnes de forme hexagone. Cette forme, qu'on prendrait d'abord pour rhomboïdale , est d'un effet singulier.
Le choeur, quoique rebâti au commencement du 15e siècle, ne présente plus qu'un monceau de décombres. Je le vis encore entier il y a quinze ans. Après celui de la cathédrale de Coutances, qu'on avait cherché à imiter, c'était incontestablement le plus élégant du diocèse. Des colonnes cylindriques, légères et élevées, entouraient le sanctuaire comme à la cathédrale; des bas-côtés régnaient dans toute son enceinte ; plusieurs chapelles en couronnaient la partie orientale.
Au milieu du travail de Jeanne Paisnel ou distinguait encore quelques traces de l'architecture primitive. Les tombeaux de la famille des fondateurs étaient régulièrement placés dans des entrecolonnements autour du choeur, et dans les chapelles autour du sanctuaire, en dehors des bas-côtés.
Parmi ces tombeaux, un des plus curieux, et le mieux conservé se voyait dans un entrecolonnement au bas du choeur, du côté de l'évangile. Le monument qu'on avait élevé sur ce tombeau représentait un guerrier couché, les mains jointes sur la poitrine, en costume militaire. Attaché avec une courroie au bras gauche son écu pendait sur la cuisse ; j'y distinguai les armes des Paisnel très-nettement gravées.
Mais de tous ces tombeaux, le plus intéressant était celui de Jeanne Paisnel, qui avait fait reconstruire ce choeur. Elle y était inhumée au milieu avec son mari, Louis d'Eslouteville, le chef héroïque des braves qui avaient défendu le Mont Saint-Michel contre les Anglais en 1424. Je vis encore ce tombeau il y a quinze ans. Le couvercle en cuivre avait été enlevé durant la révolution ; mais il y restait encore une grande pierre annulaire plate, avec leur épitaphe marginale en français, que je lus alors, mais que je n'eus pas le temps de transcrire.
Il ne serait peut-être pas encore impossible de retrouver cette pierre tumulaire, la plus grande de ce genre que j'aie vue dans le département. Quand on pense qu'elle couvrait les restes de celle qui avait reconstruit à ses frais tout ce choeur magnifique, mais surtout le corps de ce guerrier généreux qui, plutôt que de subir un joug étranger, sacrifia la plus belle fortune de la Normandie; qui fut le chef des défenseurs du Mont Saint-Michel ; qui conserva cette forteresse à son prince légitime au milieu d'un pays occupé pendant trente-deux ans par les Anglais; il me semble qu'on ne devrait pas regretter la peine d'en faire la recherche.
C'était, autant qu'il m'en souvient, un morceau de pierre de Caen, long de sept à huit pieds, et large d'environ trois. Il se retrouverait assez probablement; car il n'était guère susceptible d'une autre destination.
La même pierre fut prodiguée à la restauration de cette portion de l'église. Quand on songe aux difficultés du transport dans un pays éloigné des grandes routes, des rivières navigables et de la mer, on conçoit aisément que les frais de cette entreprise ont été énormes.
(nota : Parmi les matériaux qui servaient à faire la voûte de ce choeur, il y avait une grande quantité de tuf brun d'une texture poreuse et grossière, tout à fait différent du tuf blanc ou jaunâtre qui fut jadis employé aux voûtes de plusieurs de nos grandes églises , et surtout à celle de l'abbaye de Blanchelande, et à faire ces sarcophages qui se trouvent dans plusieurs de nos cimetières et sur quelques autres points du département. J'avais trouvé les carrières d'où l'on tirait celui-ci au bord de la rivière de Sève entre Périers et Carentan, et j'avais présumé que celui de Hambye venait d'un lieu plus voisin. Après plusieurs années de recherches, je l'ai enfin trouvé près de la Taute à Bohon, et à Sainteny, dans le voisinage de l'église. La grande route de Carentan à Périers forme à peu près la limite entre cette espèce et le tuf blanchâtre.)
Quoique d'une importance et d'un revenu bien inférieur aux abbayes de Montebourg, de Lessay et de Saint-Sauveur-le-Vicomte, celle de Hambye avait une église tout aussi grande. Cela vient probablement de ce que la paroisse de Hambye est une des plus considérables et des plus populeuses du département, de ce que l'église de la paroisse n'existait pas au temps de la fondation de celle-là, et surtout de ce que les richesses et la magnificence des fondateurs ont été assez considérables pour faire face aux besoins de la commune et à ceux du monastère.
Après l'église, le chapitre était le bâtiment le plus curieux de l'abbaye. C'était encore l'ouvrage de Jeanne Paisnel, à laquelle ce monastère devait à peu près tout ce qui y existait de grand et de beau au moment de la révolution.
Les autres bâtiments étaient au-dessous du médiocre. Dans aucune abbaye du département je n'en ai vu de plus insignifiants.
Dans le "Gallia Christiana" on trouve la liste de trente-neuf abbés, dont M. de Scépaux était le dernier.
A l'époque de la révolution, M. de La Prune-Montbrun, nommé en 1771, était encore abbé. De son temps le monastère cessa d'avoir des religieux. Quelques prêtres séculiers furent chargés de faire l'office et d'acquitter les fondations.
Cette maison était réellement située (suivant l'expression du "Gallia Christiana") "ad radices montis" ("au pied de la montagne"). On avait coupé à pic le pied du coteau pour y bâtir l'église.
Source : Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie 1825
Voir aussi les photos de Normandie Héritage sur l'abbaye de Hambye. Normandie Héritage a qui nous devons les illustrations de cette fiche.