photo : Roi Dagobert
Le ruisseau du Vey prend naissance dans le petit marais de Cairon. Il est sujet à des crues subites et quasi-périodiques, comme quelques autres cours d'eau des environs. En plein été, en pleine sécheresse, des sources nouvelles et abondantes, qui parurent quelquefois, lui donnèrent tout à coup un volume inaccoutumé. L'afflux intermittent de ces eaux a de tout temps frappé les populations, qui ont rarement pu se défendre d'y attacher quelque idée superstitieuse. Lorsque ces crues viennent, lorsque les vitouards ont monté, selon l'expression du pays, on dit que c'est un signe de cherté et de malheur. Quoi qu'il en soit de ce vieux débris du culte que les anciens avaient pour les fontaines, on trouve, tout près du marais de Cairon, une pierre d'aspect assez curieux et d'un nom assez notable.
C'est la pierre tourniresse, à laquelle une vague tradition rattache le souvenir des fées et de leurs danses nocturnes. Elle est calcaire , de forme irrégulière, un peu elliptique, et mesure 3 mètres 80 centimètres de long sur 3 mètres de large. Elle est maintenant couchée à plat sur le sol et a été retournée, dit-on, par d'intrépides chercheurs de trésors qui espéraient faire quelque précieuse découverte sous sa base primitive. Leur travail semble l'avoir endommagée et diminuée; car on trouve gisant près d'elle deux ou trois morceaux de pierre assez considérables, qui en ont été sans doute détachés pour la rendre moins pesante.
Elle est située en plein champ; le sol, un peu renflé autour d'elle, élève la face sur laquelle elle pose un peu au-dessus de la plaine environnante.
Sa présence ne peut donc être expliquée simplement par la géologie. C'est une pierre évidemment déplacée de sa roche native. D'un autre côté, il est évident qu'une telle masse a dû exiger un rude labeur pour être amenée là où elle est, et sa nature comme sa forme éloignent l'idée qu'on l'ait jamais destinée à un travail de maçonnerie. Elle est, en effet, trop dure pour être sciée en taillis.
Quel motif poussait donc ceux qui l'ont amenée là ? Je n'oserais entreprendre de dire le dessein qui a pu les soutenir dans leur rude entreprise ; mais le monument qu'ils nous ont laissé ressemble trop à tous les vieux monuments druidiques pour que je n'aie pas voulu au moins le signaler, et attirer sur lui l'attention de gens plus compétents que moi à deviner son énigme.
Je ne me permettrai que d'indiquer une remarque et une conjecture, Carn, pierre dans les idiomes celtiques, nous est donné comme la racine de plusieurs noms de lieu ; le savant M. Le Héricher en fait dériver La Caine et Cagny, Cahagnes et Cahau, Canville et Canon, etc.. Il a oublié Cairon, dont le nom écrit autrefois: Caron, Karon, Carun et Karun, ressemble davantage au son carn que tous ceux qu'il a cités. En outre, je trouve dans le Lexicon mediae et infimae latinitatis de M. Maigne d'Arnis: Caironus, saxum quadratum, et congeries lapidum.
Ne saurait-on être admis à soutenir que le nom de Cairon a été donné au lieu où se trouve la pierre dont je vous entretenais à l'instant, précisément à cause de la présence de cette pierre remarquable, et que le nom de Cairon serait alors d'une valeur significative analogue à celle de tous les La Pierre ou Pierrefitte, Pierre-Chatel, Pierre-Fontaine, etc.? C'est ce que je vous laisse à apprécier.
Source : Mémoires par Société des antiquaires de Normandie 1869.
photo : Roi Dagobert