Hôtel d'Escoville

On peut enfin contempler, sinon dans toute leur splendeur, au moins dans toute leur étendue, les trois façades de la cour intérieure de ce monument que Palustre considérait avec raison comme l'une des merveilles de la Renaissance dans la ville de Caen, voire même dans la France entière. Les échafaudages qui, depuis bientôt douze'ans, encombraient cette cour, ont enfin disparu. Il a fallu beaucoup de temps pour mener à bien de pareils travaux, beaucoup de temps, parce que l'on n'avait que peu d'argent à y consacrer. La ville de Caen possède une grande partie de l'immeuble : elle avait entrepris, conformément à un voeu émis jadis par les Sociétés des Beaux-Arts et des Antiquaires, les travaux de restauration ; mais elle ne pouvait mettre à la disposition de l'architecte éminent des monuments historiques, M. de la Roque, qu'une somme de 35 000 francs par an : il fallut procéder avec lenteur. Aujourd'hui encore, si le Caennais et le touriste peuvent admirer les jolis détails de cette oeuvre architecturale, quelques points restent encore à terminer. On travaille à la réfection de cette haute toiture qui caractérise tous les hôtels de la Renaissance. Dans la cour même on devra reprendre les soubassements, remplacer la pierre de Caen tirée des carrières d'Allemagne par une pierre plus résistante ; il faudra donner à ces soubassements l'aspect strié que présentent encore les appuis de l'escalier de la cour intérieure. Enfin on installera dans les locaux du premier étage la Chambre de Commerce et on remettra en état la grande salle du rez-de-chaussée.

Voici ce qui va se faire dès maintenant. Voyons ce que l'on pourra entreprendre plus tard. Aujourd'hui cette cour intérieure attire seule notre attention : on ne saurait pourtant oublier la façade extérieure. La statue équestre en ronde bosse qui la décorait avait fait donner à la demeure des Le Valois le nom à.'Hôtel du Grand Cheval. Il faudrait maintenant pouvoir restaurer cette façade aujourd'hui morcelée entre plusieurs magasins et logements. Du square qui entoure l'église Saint-Pierre, on en aperçoit encore la toiture, les lucarnes, les colonnes. Quel magnifique et pittoresque ensemble devait former cette opposition de monuments sur cette place étroite ! L'église plongeant son abside dans la rivière : sur cette rivière le pont Saint-Pierre portant l'hôtel de ville, le Châtelet rebâti après la prise de la ville en 1346, construction militaire du xive siècle avec ses quatre tours d'angle et son horloge, enfin sur la rue, la haute et décorative façade de l'hôtel de la Renaissance : voici le coup d'oeil qu'avait un bourgeois de Caen vers 1750, avant la destruction de l'ancien hôtel de ville. On ne saurait nous restituer le Châtelet, ni la petite Orne ; mais nous pouvons espérer que l'on nous rendra un jour la façade de Nicolas Le Valois. Déjà la ville de Caen a acheté les immeubles qui se trouvent à droite de la voûte par où l'on pénètre dans la cour intérieure ; elle achètera, quand elle le pourra, ceux de gauche, et elle nous dotera d'un authentique monument de la Renaissance restitué en toutes ses parties. L'artiste délicat, l'administrateur dévoué qu'est M. Le Vard, le secrétaire dé la Société des Beaux-Arts, à qui je dois les détails qui précèdent, s'emploie activement à obtenir de la police municipale qu'elle fasse respecter par les locataires de ces immeubles, cette cour intérieure : entreprise difficile ; artistes et touristes sont quelquefois choqués et peines de voir les fumées des lessiveuses noircir et encrasser les délicats et fins détails des caissons armoriés, des trophées, des représentations mythologiques.

Puisque l'on peut aujourd'hui étudier et admirer le monument, et qu'il va de nouveau attirer l'attention publique, essayons de rappeler en quelques mots ce que l'on sait de l'hôtel d'Ecoville, de son auteur, de sa construction, de son architecte. Essayons même d'y ajouter et de préciser quelques traits, quelques détails.

Présentons d'abord la figure du principal personnage, l'auteur, j'entends ici non l'architecte, le maçon, mais celui qui eut l'idée d'une telle entreprise et les moyens pécuniaires de la réaliser. Figure étrange, énigmatique que celle de Nicolas Le Valois. Pendant que l'on fouillait le sol pour asseoir les fondements de l'hôtel, on trouva, raconte De Bras, le plus ancien des annalistes caennais, un véritable filon de mercure. D'où provenait-il? De l'officine d'un apothicaire ou du laboratoire de Nicolas Le Valois? M. Chevreul a extrait, il y a quarante ans, un certain nombre de renseignements de manuscrits de trois alchimistes normands : Grosparmy sire de Fiers, un prêtre nommé Vicot, Nicolas Le Valois. On y voit que celui-ci avait composé un ouvrage traitant de la philosophie hermétique et tout plein de figures hiéroglyphiques intitulé « Hebdomas hebdomadum cabalistarum... »; qu'il aurait réussi « le grand oeuvre » et nous apprenons que les hiéroglyphes de sa maison « font foy de sa science ».

Nicolas le Valois a-t-il fabriqué de l'or ? L'auteur de ces manuscrits le voudrait faire croire : il nous fait remarquer que le sire d'Escoville avait acquis quatre terres, qu'il les a bâties magnifiquement et que chaque bâtiment ne se ferait pas pour 5oooo écus. Cette fortune fut considérable. De Bras en témoigne, il l'appelle « le plus opulent de la ville lors ». Et il fallait être très riche pour l'être plus qu'un Duval de Mondrainville, que les Cauvigny, les Rouxel et autres grands commerçants caennais. Mais la famille était ancienne. Son père Jean Le Valois était garde du scei de la vicomte de Caen et trésorier de Saint-Pierre. Sa noblesse récente n'avait donc fait que confirmer une situation acquise. De nombreux actes passés devant les tabellions de Caen laissentl'impression que Nicolas Le Valois, s'il avait une fortune territoriale très étendue qui pût lui donner de gros revenus en un temps où la terre rapporta beaucoup, a en même temps servi de bailleur de fonds à nombre de ses concitoyens; il acquiert ou-cède fréquemment quelque contrat de rente garanti et assis sur tel reA'enu ou tel domaine. Sa veuve continua d'ailleurs ces opérations alors fréquentes, on la voit prêter en 1548 une somme de 1213 livres 10 sols à Duval de Mondrainville, autre célèbre commerçant caennais ; la rente était de six-vingt et une livre 7 sols : c'était de l'argent placé à 10 p. 100, au denier dix, comme on disait alors. D'autres actes prouvent que son mari déjà plaçait son argent à ce taux. Voilà une explication qui satisfera plus d'esprits que celle de l'alchimie. L'histoire économique vient ici au service de l'histoire de l'art.

Ajoutons que Nicolas Le Valois a été marié deux fois. De Bras signale en 1533 la mort de damoiselle Catherine Hennequin parisienne, femme de Nicolas Le Valois, âgée de vingt-cinq ans, qui mourut de la peste. Nous avons vu les opérations financières de sa veuve, damoiselle Marie Duval, dont les armoiries figurent sur une des façades de l'hôtel. Quel appoint avaient-elles apporté à sa fortune ?

Le Valois qui était né vers 1495, s'il faut en croire De Bras, vers 1475, s'il fallait en croire le Journal d'alchimiste, mourut en 1542 : sa mort causa à Caen une grande émotion, dont l'annaliste caennais se fait l'écho : « Le Vendredy jour etfeste desRoys, mil cinq cent quarante et un, Nicolas Le Valois, sieur d'Escoville, Fontaines, Mesnil Guillaume et Manneville, le plus opulent de la ville lors, ainsi qu'il se devait asseoir à table, à la salle du Pavillon de ce beau et superbe logis, près le carrefour Saint-Pierre qu'il avait fait bastir l'an précédent, en mangeant un huître à l'escalle, luy aagé de viron quarante-sept ans, tomba mort subitement d'une apoplexie qui le suffoqua. »

Le texte, outre le charme de sa naïveté, a le mérite de nous donner la date précise de la fin des travaux. II est évident en effet qu'il ne faut pas prendre à la lettre la phrase : « l'hôtel qu'il avait fait bâtirl'an précédent. » De Bras entend par là que l'an 1540-1541 a vu l'achèvement des travaux. Une telle construction a demandé plusieurs années, et, si le seigneur de tant de châteaux et le possesseur de tant de rentes a dû disposer de sommes considérables, il n'a pu élever tout le monument en l'an 1538, comme l'ont dit, d'après l'abbé de La Rue, nombre d'historiens et d'archéologues. Un autre passage de De Bras montre qu'en 1537, on travaillait à la façade sur la place Saint-Pierre ; une inscription placée sur la façade qui fait le fonds de la cour porte le millésime de i535. Ajoutons qu'en i538 le sire d'Escoville abandonna une rente de plus de 200 livres tournois pour disposer d'une somme de 2000 livres : elle lui était sans doute nécessaire pour payer une partie des travaux.

Trois pavillons forment l'hôtel d'Ecoville. Celui qui donne sur la place Saint-Pierre est aujourd'hui mutilé ; privé du Cavalier en ronde bosse, souvenir "de l'Apocalypse, il n'attire plus guère l'attention. C'est dans la cour intérieure qu'il faut admirer l'hôtel ; laissons de côté un pavillon qui se présente à gauche et qui est d'une construction beaucoup plus moderne, tournons-nous vers celui de droite. Deux étages ici ont été réunis en un seul : de larges et hautes fenêtres éclairent la salle du logis : au-dessus du soubassement, deux grandes niches encadrées de colonnes abritent les statues de David tenant la tête de Goliath, de Judith tenant celle d'Holopherne. Au second étage des bas-reliefs reproduisent quelques illustrations d'un livre d'esthétique alors fort en honneur, le Songe de Poliphile : l'enlèvement d'Europe et Persée délivrant Andromède. Enfin des génies d'une part, des nymphes de l'autre tiennent les armes respectives de Nicolas Le Valois et de Marie du Val, sa seconde femme. Ces écussons sont timbrés de heaumes ornés de trophées; un homme dont la tête sort d'un oculus au-dessus de la frise soutient les bandelettes. C'est un effet original, saisissant, inattendu, que cette tête émergeant delà pierre; on le retrouve au château de Fontaine Henry. Deux hautes lucarnes surmontées de pinacles se détachent sur la toiture.

Si nous nous tournons vers la façade méridionale, un ravissant escalier mène à deux larges baies qui se répètent au second étage : le tout est surmonté d'une lanterne que l'on a comparée, non sans quelque ambition, à celle de Chambord. Une sorte de petit temple que l'on retrouve à l'hôtel de la Monnaie et qui abrite une statue de Priape, le répète en diminutif. Ici encore, les fenêtres sont remarquables par leur décoration ; des forgerons accostant l'une des fenêtres frappent à coups redoublés : ils font penser à la devise qui se retrouve dans un élégant bandeau encadrant sans doute les médaillons de Nicolas Le Valois et.de sa femme: Labor improbus omnia vincit. Enfin la lucarne qui décore la haute toiture est la plus remarquable de celles qui ornent les édifices caennais.

Si nous nous retournons vers la troisième façade, nous ne retrouvons ici rien d'harmonieux et de grandiose, mais de jolis détails : quelques cartouches, quelques représentations mythologiques ; ce n'était, à vrai dire, que le revers de la façade extérieure.

Quels sont les auteurs de ce chef-d'oeuvre d'architecture ? J'ai démontré ailleurs (i) qu'un texte contemporain, dans les Éloges du célèbre médecin et humaniste Jacques deCahaignes, désignait suffisamment Biaise Le Prestre, l'un des grands maçons de cette époque, auteur du portail de Saint-Gilles, et du manoir des Gendarmes, qu'aida peut-être son fils Abel.

Quant à la sculpture, il est plus difficile de se prononcer. Le chanoine Porée a ingénieusement rapproché les deux statues des oeuvres d'Antoine Pollajuolo et de Verrocçhio ; il a fait remarquer l'analogie que présentent les deux socles avec les sarcophages surmontés par des griffes de lion amorties en feuillage que l'on trouve au tombeau des enfants de Charles VIII à- Tours, oeuvre de Jérôme de Fiesole et de Guillaume Regnault.

Observons que cette dernière oeuvre est de trente ans antérieure au moins à l'hôtel d'Ecoville. Il n'est pas impossible qu'il y ait là quelque influence de l'école de la vallée de la Loire. Il est probable que l'oeuvre est française. M. Decauville rappelle une tradition qui l'attribue à Pierre Goujon, originaire de Fontenay, et M. Travers note avec juste raison les formes allongées, un peu grêles des deux statues, la tête trop petite pour le corps, manquement au canon qui caractérise l'école française ; peut-être sortirent-elles d'un atelier franco-italien, comme il y en eut tant à cette époque ?

Jadis on s'est montré choqué de la singulière bizarrerie qui semble avoir présidé à la décoration de l'hôtel d'Ecoville : Priape dans le petit temple, la lutte de Marsyas et d'Apollon, l'enlèvement d'Europe représentent ici l'antiquité ; Judith et Holopherne, la Bible. Au grand portail, le Cavalier de l'Apocalypse évoquait le christianisme et rappelait aussi les études particulières de Nicolas Le- Valois. Si l'Apocalypse a été beaucoup lue au xvi° siècle, si la renaissance de l'étude des textes sacrés lui donnait] une nouvelle vogue, si on la trouvait jusque dans les campagnes, comme en témoigne le sire de Gouberville, nul ne l'a plus étudiée que les fervents de l'alchimie et que les adeptes de la philosophie hermétique. Songeons surtout à l'influence du Songe de Poliphile imprimé à Venise en 1499, traité d'allégorie et d'esthétique. Rappelons-nous que ce mélange d'idées chrétiennes et de réminiscences païennes, de sacré et de profane, c'est toute la Renaissance.

Par la finesse et le goût parfait de la décoration, autant que par l'harmonie des grandes lignes, l'hôtel d'Ecoville, quoique inachevé et resté incomplet, est bien près de nous apparaître comme un pur chef-d'oeuvre.

Henri PRENTOUT.

Source :

  • Titre : Musées et monuments de Francedirection de Paul Vitry
  • Éditeur : [s.n.] (Paris)
  • Date d'édition : 1906-1907

photo pour Hôtel d'Escoville

Localisation et informations générales

  • identifiant unique de la notice : 11979
  • item : Hôtel d'Escoville
  • Localisation :
    • Basse-Normandie
    • Caen
  • Adresse : 6, 10 place Saint-Pierre
  • Code INSEE commune : 14118
  • Code postal de la commune : 14000
  • Ordre dans la liste : 6
  • Nom commun de la construction :
    • La dénomination principale pour cette construction est : hôtel
  • Etat :
    • L'état actuel de cette construction ne nous est pas connue.

Dates et époques

  • Périodes de construction :
    • Nous n'avons aucune informlation sur les périodes de constructions de cet édifice.
  • Date de protection : 1862 : classé MH
  • Date de versement : 1993/11/22

Construction, architecture et style

  • Materiaux:
    • non communiqué
  • Couverture :
    • non communiqué
  • Materiaux (de couverture) :
    • non communiqué
  • Autre a propos de la couverture :
    • non communiqué
  • Etages :
    • non communiqué
  • Escaliers :
    • non communiqué
  • Décoration de l'édifice :
    • non communiqué
  • Ornementation :
    • non communiqué
  • Typologie :
    • non communiqué
  • Plan :
    • non communiqué

Monument et histoire du lieu

  • Interêt de l'oeuvre : 18 04 1914 (J.O.).
  • Eléments protégés MH (Monument Historique) :
    • Notre base de données ne comprend aucun élément particulier qui fasse l'objet d'une protection.
  • Parties constituantes :
    • non communiqué
  • Parties constituantes étudiées :
    • non communiqué
  • Utilisation successives :
    • Cette construction a été affectée a l'usage de : chambre de commerce

Autre

  • Divers :
    • Autre Information : propriété de la commune 1992
  • Photo : 68dc8453a63166ea0cd27b3f68aa26f9.jpg
  • Détails : Hôtel d' Escoville (ancien) : classement par liste de 1862
  • Référence Mérimée : PA00111147

photo : Jano